En quoi les océans sont-ils révélateurs du changement climatique ?

Les impacts du changement climatique sur les océans sont vraiment nombreux, une vraie liste à la Prévert. Le premier, très net, est le réchauffement des eaux : 1 °C de plus en surface, en moyenne, ces cent dernières années. Cela pousse par exemple des poissons à migrer vers des eaux dont la température est plus adaptée à leur métabolisme.

« Si certaines espèces de phytoplancton sont affectées, tout l’équilibre du système est menacé. »

Le deuxième effet est l’acidification des eaux : le CO2 que nous émettons s’accumule dans l’atmosphère mais également dans les océans. Et comme le gaz carbonique a des propriétés plutôt acides, il acidifie l’eau dans laquelle il se dissout. C’est préoccupant, car cette acidité vient attaquer les squelettes et les coquilles calcaires de nombreuses espèces : les coraux, les coquillages bivalves ou certains types de planctons... Déséquilibrer ces organismes peut avoir des conséquences en chaîne. En effet, dans l’océan – comme ailleurs –, toutes les espèces sont interconnectées. Le phytoplancton, par exemple, constitue la base de toute la chaîne alimentaire océanique. Si certaines espèces de phytoplancton sont affectées, tout l’équilibre du système est menacé.

Troisième effet bien connu du changement climatique : la montée du niveau des océans. Déjà en raison de la dilatation des eaux – lorsqu’elles se réchauffent, elles occupent un plus grand volume et « montent » donc plus haut. Par ailleurs, le réchauffement climatique accélère la fonte des glaciers terrestres, qui alimentent eux aussi le phénomène. Toutes ces perturbations sont inégalement réparties sur le globe, en fonction des courants, du type de littoraux… Enfin, tout comme les canicules terrestres, les vagues de chaleur marines sont de plus en plus fréquentes en raison du changement climatique. Elles provoquent des mortalités massives chez un grand nombre d’espèces, et nous redoutons que certaines disparaissent si le rythme de ces épisodes s’accélère.

Quels sont les effets moins évidents, plus complexes, du changement climatique ?

Le réchauffement des eaux a un impact majeur et peu connu : il augmente la stratification de l’océan. Cela signifie que les eaux de surface et du fond ont plus de difficulté à se mélanger. Or les eaux profondes recèlent les « engrais de l’océan », ces sels nutritifs dont le phytoplancton, en surface, a besoin pour se développer. Les eaux de surface, quant à elles, sont riches en oxygène, dont ont besoin les espèces qui vivent plus en profondeur.

« Les "poumons océaniques", c’est-à-dire la capacité de l’océan à faire pénétrer de l’oxygène en profondeur, fonctionnent moins bien lorsque les eaux sont plus chaudes et plus stratifiées. »

Cette stratification croissante de l’océan explique que les zones de « désert océanique », où l’on ne trouve quasiment pas de plancton, soient en train de s’étendre. Comme sur terre, la désertification gagne du terrain. Les satellites qui surveillent la couleur de la mer ont permis d’observer ce phénomène ces vingt dernières années.

Un autre impact méconnu du réchauffement climatique est la perte d’oxygène par l’océan : les « poumons océaniques », c’est-à-dire la capacité de l’océan à faire pénétrer de l’oxygène en profondeur, fonctionnent moins bien lorsque les eaux sont plus chaudes et plus stratifiées.

À l’état naturel, des zones anoxiques [très pauvres en oxygène] existent déjà dans les océans – essentiellement sur les côtes ouest de l’Afrique et de l’Amérique, mais aussi sur la côte est de l’Inde. Ces régions sont inhospitalières pour de nombreuses espèces de poissons et de crustacés, qui ont besoin d’oxygène pour respirer. Notre inquiétude, c’est qu’avec la perte d’oxygène par l’océan, ces zones anoxiques s’étendent. Autrement dit, que les parties « habitables » de l’océan se réduisent.

Au-delà des impacts qu’ils subissent, les océans amortissent-ils le changement climatique ?

Tout à fait, ils nous protègent. La première raison tient au fait qu’ils absorbent 90 % de la chaleur excédentaire. L’eau peut en effet stocker beaucoup plus de chaleur que l’air. Cette capacité calorifique de l’eau, multipliée par les immenses volumes que contiennent les océans, constitue une première protection contre le changement climatique.

« Les océans absorbent environ un quart des émissions de CO2 – autant que les écosystèmes terrestres ! »

La deuxième tient-elle au fait que les océans absorbent du CO2 ?

Exactement. On sait que les forêts en croissance stockent du CO2, mais on ignore souvent que les océans jouent le même rôle. Or, comme tous les végétaux, le phytoplancton consomme du gaz carbonique pour se développer. Ainsi, les océans absorbent environ un quart des émissions de CO2 – autant que les écosystèmes terrestres !

Comment stockent-ils ce CO2 ?

Une fois absorbé par les organismes de surface, le carbone est entraîné vers le fond par deux processus de « pompe ». Une « pompe biologique », tout d’abord : le phytoplancton est mangé par le zooplancton, consommé lui-même par des organismes plus grands, etc. Lorsque les matières fécales ou les cadavres de ces organismes coulent, le carbone dont ils sont constitués est entraîné vers le fond.

Mais, aujourd’hui, l’absorption du carbone que nous émettons est surtout liée à la pompe physico-chimique : lorsque les eaux tropicales chaudes sont entraînées vers le nord ou vers le sud, elles se refroidissent. Cela leur permet de dissoudre plus de CO2 atmosphérique, et plus il y en a, plus elles en dissolvent. Une fois arrivées aux latitudes polaires, elles « plongent » en profondeur, emportant avec elles cette autre partie du CO2. Il est ainsi stocké en profondeur dans les océans pour des centaines d’années et ne pourra donc pas contribuer à l’effet de serre.

Les activités émettrices de gaz à effet de serre viennent-elles gripper cette mécanique ?

Ces activités sont venues ajouter du CO2 dans l’atmosphère. L’océan peut en absorber une partie, mais pas indéfiniment : pour que l’absorption fonctionne et que la dissolution du CO2 se fasse correctement, l’océan doit être froid, peu acide et peu stratifié. Or le changement climatique a le triple effet inverse : il acidifie, réchauffe et stratifie les eaux. On observe déjà une diminution de la capacité de l’océan à capter du CO2.

Le chalutage de fond ou l’extraction minière dans les fonds marins peuvent-ils libérer du carbone ?

Il est évident que le carbone qui est stocké dans les sédiments marins pourrait être libéré sous l’effet de ces activités. Mais tout cela demande à être étudié scientifiquement. Nous ne sommes qu’au tout début des recherches sur les conséquences potentielles d’une l’exploitation minière, qui serait de toute façon néfaste aux écosystèmes profonds.

Quelles sont les solutions pertinentes pour préserver la capacité de l’océan à capter du CO2 ?

Certains acteurs industriels réfléchissent à des méthodes artificielles de géo-ingénierie, comme déverser du fer soluble dans les eaux – cela doperait le fonctionnement de la pompe biologique. D’autres imaginent ajouter dans les océans des substances alcalines, afin d’augmenter l’efficacité de la pompe physico-chimique. Le monde scientifique se mobilise pour tenter d’évaluer la faisabilité et la pertinence de ces expérimentations, qui n’ont pas encore fait leurs preuves. On ne connaît ni leur véritable efficacité ni leurs effets secondaires potentiels.

« Les écosystèmes maritimes agissent comme des remparts face à l’érosion et aux inondations, qui vont être de plus en plus fréquentes avec la montée des eaux et l’intensification des tempêtes. »

Les solutions naturelles sont plus convaincantes : créer des aires protégées, restaurer des mangroves ou des marais salants, replanter des herbiers marins, rebouturer des coraux… Tout ce qui peut améliorer la santé de l’océan permettra de préserver sa capacité naturelle à pomper et à séquestrer du CO2 – une capacité que nous sommes en train de détruire. Ces écosystèmes permettent aussi de mieux s’adapter aux effets du changement climatique ; ils agissent comme des remparts face à l’érosion et aux inondations, qui vont être de plus en plus fréquentes avec la montée des eaux et l’intensification des tempêtes. On voit bien ici que le climat et la biodiversité doivent être pensés ensemble : préserver le premier pour limiter l’effondrement de la seconde ; et préserver la seconde pour limiter le changement climatique et mieux s’y adapter. 

 

Propos recueillis par HÉLÈNE SEINGIER

 

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