J’ai toujours été attiré par l’idée de découvrir l’inconnu, d’approcher ce qui pouvait apparaître comme radicalement nouveau et différent. Pour un Suisse comme moi, l’océan s’est alors vite imposé comme le plus étrange des univers, un monde a priori lisse mais où tout restait à explorer, aussi mystérieux qu’une autre planète sur laquelle on poserait le pied.

Quand le commandant Cousteau a baptisé son célèbre documentaire Le Monde du silence, il a induit le public en erreur. Car l’océan est, au contraire, un monde d’une incroyable richesse vivante, un monde bruyant comme pas possible, si du moins on avait la finesse d’oreille pour pouvoir l’écouter. Et c’est bien ce qui contrarie notre rapport à la réalité de la vie sous-marine : nous ne savons pas l’entendre, pas plus que nous ne savons la voir. Tout juste saurez-vous distinguer, si vous chaussez un masque de plongée, quelques petites particules flottant dans l’eau. C’est ce qu’on appelle le microbiome océanique, un univers invisible ou presque, qui regroupe un vivant foisonnant, une population mondiale de minuscules organismes ne dépassant pas le millimètre. Pour vous donner un ordre de grandeur, si vous remplissez un seau d’un litre d’eau de mer, vous pourrez y trouver entre dix et cent milliards d’organismes vivants, des microbes donc, virus, bactéries, archées ou protistes. Certains, notamment les algues microscopiques qu’on appelle le phytoplancton, ne font que quelques nanomètres ou micromètres. D’autres sont des géants dans cet espace aquatique, des dinosaures unicellulaires qui ont su grandir dans ce milieu où les contraintes physiques sont faibles. Ensemble, ils forment un écosystème profondément complexe, vieux de plusieurs milliards d’années, bien plus ancien que la présence de tous les animaux et les plantes sur Terre, et qui nous renvoie à nos origines, tant nous lui devons aussi bien l’oxygène qui nous permet de respirer que la plupart de nos gènes.

C’est une nouvelle frontière de la science 

Ce que l’on devine en observant ce monde minuscule, c’est qu’il vit sous le règne de la symbiose, davantage que de la compétition, comme on l’a longtemps pensé depuis les théories de l’évolution. Ces organismes coexistent, s’entraident, interagissent de façon complexe, permettent en somme que la vie existe et se complexifie dans des réseaux d’interdépendance. C’est une nouvelle frontière de la science : on a passé des décennies et dépensé des milliards pour comprendre comment fonctionnaient les atomes, les cellules, quelques plantes et animaux. Désormais, on souhaite comprendre ce qui grouille dans ce vivant invisible, et comment ces microbiomes fonctionnent et façonnent les écosystèmes, y compris les organismes visibles qui ne sont que la pointe de l’iceberg du vivant. C’est l’un des grands défis de l’écologie contemporaine. Or le microbiome marin nous en offre justement la possibilité : dans un seul seau d’eau, on peut réunir un ensemble vivant aussi riche, aussi divers, que celui des forêts les plus luxuriantes.

Afin de connaître ce microbiome, nous avons lancé à partir de 2008 plusieurs expéditions scientifiques sur la goélette Tara pour partir à la découverte de cette jungle invisible, et recenser les différentes formes du microbiome sur les différents océans du monde. Pour la première fois, nous mesurions un écosystème complexe de A à Z, peuplé de « plantes » microscopiques et d’animaux beaucoup plus grands, au moins à leur échelle. Et nous nous sommes trouvés comme à l’orée d’une jungle dont nous avions tout à apprendre, tout à découvrir. Pour vous donner une idée, on a recensé trois cents millions de gènes au sein du plancton marin de surface, dont la moitié n’ont aucune correspondance dans les bases de données actuelles ! Nous ne savons donc pas à qui ils appartiennent, ni à quoi ils servent. Mais nos observations progressent, grâce aux méthodes statistiques nous reconstruisons peu à peu les réseaux d’interaction au sein de cet écosystème, entre les gènes et les organismes, entre le vivant et le non-vivant.

Tous les organismes marins, poissons, oiseaux ou mammifères, dépendent du microbiome océanique, c’est une boussole essentielle de la santé des océans

Au fil de l’eau, nous avons ainsi glané des photographies du microbiome à travers la planète. Mais pour en dérouler le film, il va falloir changer d’échelle ! J’ai donc créé en 2015 le programme Plankton Planet, visant à mettre en œuvre d’ici à 2030 une mesure participative et continue du microbiome marin planétaire grâce à la conception d’instruments « frugaux » mis à disposition des « seatizens », les explorateurs et utilisateurs des mers. Avec la mission Bougainville, première pierre à cet édifice et fruit d’une collaboration entre les chercheurs de Sorbonne Université, du CNRS et la Marine nationale, nous souhaitons commencer le tournage et voir l’évolution de ce microbiome à travers le temps pour en comprendre d’ici à 2030 les dynamiques et les évolutions. Dix étudiants de Sorbonne Université, qui deviendront nos premiers « officiers biodiversité », vont embarquer à partir de septembre sur des vaisseaux de la Marine qui patrouillent, autour de la Réunion, de Nouméa et de Tahiti, sur des zones extrêmement vastes qui couvrent toute la diversité du bassin Indo-Pacifique. Pour nous scientifiques, c’est une occasion unique de mesurer de façon constante ce microbiome marin planétaire, afin d’en comprendre notamment l’adaptation et les capacités de résilience au regard du changement climatique. Tous les organismes marins, poissons, oiseaux ou mammifères, dépendent du microbiome océanique, c’est une boussole essentielle de la santé des océans. Mieux connaître, mieux comprendre ce monde invisible, c’est aussi veiller à notre propre avenir sur la Planète bleue. 

Conversation avec JULIEN BISSON

Vous avez aimé ? Partagez-le !