Quelle définition pouvez-vous donner d’une carte ?

Philippe Rekacewicz : La carte est une représentation subjective du réel. Elle ne consiste pas à dessiner le reflet le plus fidèle de la réalité. Si elle prend racine dans le réel, chaque personne qui construit une carte y met son imaginaire, lié à la manière dont elle comprend le monde. La carte est ce dialogue permanent entre le réel et l’imaginaire.

Nepthys Zwer : Cette représentation est une fiction.

Quels seraient ses ingrédients essentiels ?

N.Z. : Nous appelons « carte » une représentation spatiale de données économiques et sociales qui se déploient dans l’espace. Elles peuvent donc se passer d’un fond de carte, il suffit de mentionner les États-Unis, l’Europe et la Russie dans un ordre convenu et vous avez votre carte. La silhouette des continents, les découpages administratifs ne sont que des béquilles qui facilitent la compréhension, mais on peut s’en passer.

Comment faire une carte ?

P.R. : La production de la carte est la phase terminale du processus. D’abord on discute, on définit l’intention cartographique, ce qu’on veut représenter. Puis on collecte toutes les données pour comprendre un phénomène. Ensuite, on va trier, classer, archiver, choisir. On transforme alors ces données en une carte ou une représentation figurée à l’aide de la sémiologie visuelle et des principes de la géométrie. Quand vient la phase de la réalisation, n’importe quel logiciel de dessin fait l’affaire, ce n’est jamais qu’un crayon intelligent. Mais avant de passer à l’informatique, il faut avoir pensé et dessiné les idées au préalable.

Qu’est-ce qui permet de comprendre les cartes ? Toutes se lisent-elles de la même manière ?

N.Z. : Il y a des usages variables d’une école à l’autre. Sur les terres inconnues, on plaçait jadis des petits dragons et autres fioritures amusantes. Il existait une certaine liberté cartographique. Plus on a avancé dans la connaissance du monde et dans la technologie, moins il y a eu de place pour la liberté. On en est arrivé à un désir de normalisation des modes d’expression visuels. La sémiologie graphique de Jacques Bertin (1918-2010), par exemple, propose des symboles standardisés, c’est un graphisme qui se veut international et doit permettre à qui est formé à ce procédé de bien lire une carte. Pourtant, ici et là, des gens avaient inventé leur propre sémiologie, comme l’ingénieur des Ponts et Chaussées Charles-Joseph Minard (1781-1870), qui déplace les continents ou agrandit le détroit de Gibraltar pour mieux montrer les flux de marchandise. D’autres, comme Marie Neurath (1898-1986), née Marie Reidemeister, et Otto Neurath (1882-1945) ont inventé un nouveau système de représentation à partir de pictogrammes, appelé « Isotype ».

P.R. : La 13e conférence cartographique internationale, qui s’est tenue à Morelia, au Mexique en 1987, a été essentiellement consacrée à la recherche d’une standardisation des formes graphiques et de l’agencement des couleurs utilisées pour symboliser tout ce qui se trouve sur la carte : les puits de pétrole, les routes, les mouvements, les itinéraires, etc. Mais les cartographes alors réunis en conclave, considérant la diversité du monde, ont compris que c’était mission impossible.

Revenons sur les fondements de ce besoin de représenter le monde…

N.Z. : La carte sert à se repérer, à se déplacer, mais aussi à marquer des possessions, des propriétés. C’est un outil d’appropriation du territoire, car sa force performative est immense. Elle est notre meilleur accès à une image possible du monde physique et elle bénéficie d’un crédit d’objectivité et de véracité quasi incontesté. Les humains sont « condamnés » aux cartes.

P.R. : La carte est d’abord un objet de pouvoir. Les souverains l’ont vite compris. Ayant une carte sous les yeux, ils ont le pouvoir sur un espace, même s’ils n’y sont jamais allés. Je pense à ce roman historique de Gérard Vindt, Le Planisphère d’Albertino Cantino (Autrement, 1998) : en 1502, un souverain portugais se fait dérober l’unique exemplaire existant de la carte des Indes et du Brésil, établie d’après les relevés ramenés par Pedro Álvares Cabral et Vasco de Gama. Perdant la représentation de son territoire, il perd tout son pouvoir. C’est une métaphore de la carte comme instrument d’exercice de la puissance.

Parfois, le pouvoir comprend qu’il est inutile de mener une guerre de conquête coûteuse et douloureuse : il suffit de « s’emparer cartographiquement » de certains territoires, comme les Israéliens le font en effaçant littéralement de leurs cartes certains villages et quartiers palestiniens. À Jérusalem, l’édification du mur d’apartheid à quelques centaines de mètres des limites de la municipalité (Qalandia et Shuafat) permet d’exclure de la ville les communautés palestiniennes en les privant de leurs droits au déplacement et aux services municipaux. Une manière pour les Israéliens de « nettoyer ethniquement » Jérusalem de quelques dizaines de milliers de personnes tout en les laissant vivre chez elles…

« La carte devient un acte politique et social pour dénoncer l’injustice – bref, un instrument de revendication »

Le mur est la transcription physique de la frontière linéaire tracée sur la carte. Il va servir à nier la dimension spatiale des échanges économiques qui existent entre ces deux populations. Comme un couperet, il écrase la réalité vécue. On trouve là, peut-être, l’expression la plus dramatique du pouvoir des cartes.

N.Z. : Nous essayons, dans notre livre, de déconstruire cette approche strictement territoriale de la représentation cartographique. Les cartes sont basées sur une conception euclidienne de l’espace, où l’on mesure exactement la distance entre deux points fixes. Cette vision occidentale s’est imposée, notamment par la colonisation.

Il en existe d’autres ?

N.Z. : Nous différencions deux notions : l’espace et le territoire. Si vous pensez en termes d’espace, vous vous rapprochez des cartographies antérieures à la colonisation, qui prévalent dans de nombreuses cultures, comme en Amérique du Sud, en Afrique, en Australie. Dans ces représentations, les référents géographiques ne sont pas forcément des points fixes. Il peut s’agir d’objets symboliques, mythologiques, et du temps que vous mettez à parcourir une distance entre deux points d’eau. Ces représentations cartographiques peuvent être tracées dans le sable, mais aussi parlées, chantées, dansées. Cela paraît inconcevable à présent, car nous voyons la carte comme ce qui fixe des limites. Depuis les traités de Westphalie de 1648, on a en effet commencé à dessiner des traits sur les cartes représentant des frontières et, peu à peu, avec l’émergence de l’État-nation, ces frontières sont devenues la preuve de la propriété : on possède ce territoire. C’est cette vision qui s’est généralisée.

Vous êtes les précurseurs et les défenseurs d’une cartographie radicale, avec des cartes « qui disent non ». De quoi s’agit-il ?

P.R. : Au tournant des années 1960-1970, la cartographie radicale, ou critique, est apparue en opposition à une cartographie que l’on pourrait qualifier de descriptive. Dans cette perspective, la carte devient un acte politique et social pour dénoncer l’injustice – bref, un instrument de revendication. Il ne s’agit pas de remettre en cause les acquis de la cartographie conventionnelle, mais, au contraire, de les utiliser et de les prolonger pour dénoncer, contester, rendre visible des phénomènes jusqu’alors invisibilisés.

N.Z. : Le principe de la cartographie contestataire, qui sert à administrer la preuve d’une injustice et d’un droit, existe depuis longtemps. En Amérique du Sud, par exemple, les « marrons », ces descendants d’esclaves qui vivaient dans la forêt, ont utilisé les cartes devant les tribunaux pour faire valoir leur usage de l’espace. Ce qui change à partir des années 1970 aux États-Unis, c’est que le monde universitaire s’est emparé de ce principe, avec notamment les géographes David Harvey ou William Bunge, fondateur avec l’activiste Gwendolyn Warren du Detroit Geographical Expedition and Institute (DGEI). Puis, au tournant du millénaire, des artistes l’adoptent à leur tour, notamment Öyvind Fahlström ou Mark Lombardi.

« Nous menons des ateliers de cartographie expérimentale avec des publics variés (...). Les participants ont les yeux émerveillés, comme des enfants »

Cette cartographie rend par exemple visibles celles et ceux qui habitent les points blancs des cartes officielles que sont les quartiers informels. Les gens prennent conscience de leur existence en se dessinant eux-mêmes sur la carte, eux dans leur quartier. Ces cartes ont un impact politique : elles forcent les municipalités à les pourvoir en infrastructures.

Prenez les mutilations génitales féminines. Une carte conventionnelle reflétera ces pratiques culturelles abominables, mais c’est tout. Une carte radicale renseignera sur la législation par rapport à ces pratiques et, surtout, sur la mise en œuvre ou non de cette législation.

Nous employons le mot « radical » au sens de Marx : étymologiquement, est radical ce qui est la racine, et la racine de tout, c’est l’être humain. Les frontières politiques et administratives, tout le monde les connaît. Nous représentons plutôt certaines zones d’influence, de pratiques économiques. Montrer les postes frontières entre le Burkina et le Mali n’a que peu intérêt car les groupes humains sont liés de part et d’autre par des liens familiaux et économiques.

Peut-on dire que, grâce au numérique, jamais les cartes n’ont été aussi démocratiques qu’aujourd’hui ?

N.Z. : Oui, on peut citer les Mapathon d’OpenStreetMap : des personnes qui ne sont pas des cartographes de métier se réunissent et complètent ensemble une carte. Il existe aussi d’innombrables ateliers de cartographie collaborative, où des chercheuses et chercheurs, des activistes et les populations concernées dressent ensemble une carte à des fins politiques. En cartographie radicale, on utilise aussi les outils du numérique, car on pourra ainsi mettre sa carte en ligne, à la disposition de tout le monde et la réactualiser. Les plateformes du numérique sont des outils fabuleux de démocratisation. Seulement, ne nous leurrons pas : faire une carte doit s’apprendre – inventer des pictogrammes est, par exemple, très difficile. Or l’urgence politique prime dans beaucoup de cas.

Qu’apporte cette démocratisation ?

P.R. : Nous menons des ateliers de cartographie expérimentale avec des publics variés, des doctorantes et doctorants, des lycéens et lycéennes. Chaque personne est invitée à se projeter elle-même sur la carte, à cartographier ses pratiques urbaines, ses déplacements, son bilan carbone, à l’échelle de la ville ou du monde. Les participants ont les yeux émerveillés, comme des enfants. On les voit prendre peu à peu conscience de leur espace de vie, de leurs pratiques territoriales, en reconstituant, par exemple, leurs parcours de vie ou en retrouvant leurs propres origines. S’approprier la carte, c’est mieux se comprendre et mieux comprendre le monde. 

 

Propos recueillis par IMAN AHMED & ÉRIC FOTTORINO

 

Les rencontres

Le Festival international de géographie se tient du 30 septembre au 2 octobre 2022 à Saint-Dié-des-Vosges. Retrouvez le 1 au salon du livre et dans la programmation du FIG 2022 :

– Crise et cartographie radicale, le 30 septembre à 17 heures, avec Philippe Rekacewicz et Nepthys Zwer

- Où sommes-nous ? Les cartes, le virtuel, le réel et nous, le 1er octobre à 10 heures, avec Jean Cattan

- La mer est un désert, le 1er octobre à 10 heures, avec Éric Fottorino

 

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