Du premier alphabet à Internet, les techniques transforment nos rapports à l’espace et au temps. L’écriture permet de conserver les expériences de ceux qui nous ont précédés. La radio et la télévision ont introduit dans l’intimité des foyers la retransmission synchrone de discours ou de faits éloignés. La visioconférence permet de partager des espaces-temps depuis des lieux diversifiés. Bref, pour le dire dans les termes de Bernard Stiegler, nos techniques transforment nos calendarités (nos manières de mesurer le temps) et nos cardinalités (nos manières de nous orienter dans l’espace). Or, ces calendarités et ces cardinalités sont constitutives des sociétés. Qu’est-ce qu’une société, en effet, sinon un groupe partageant un temps et un espace à la fois communs et singuliers ?

Au fil des millénaires, nous sommes passés d’une multiplicité de calendriers à une horloge universelle à laquelle tous nos appareils sont connectés : les montres ne peuvent plus ni retarder ni avancer, l’heure change toute seule et les agendas semblent se synchroniser. Est-il certain pour autant que tous les habitants de la planète puissent vivre selon le même rythme et les mêmes temporalités ? Pour ce qui est de notre rapport à l’espace, Google Maps a imposé sa loi dans le monde occidental, bien au-delà du cadastre municipal. Nous vivons pour beaucoup sur la même carte. Est-ce à dire que nous partageons le même milieu ou le même territoire ? Si les systèmes de géolocalisation parviennent à optimiser les trajets, il n’est pas certain qu’ils permettent aux futurs citoyens d’adopter leurs environnements quotidiens, de plus en plus indéchiffrables et numérisés.

Ne laissons pas une poignée d’acteurs hégémoniques s’approprier les technologies numériques

Assistons-nous aujourd’hui à la poursuite de L’Uniformisation du monde déjà dépeinte par Zweig au début du siècle dernier ? L’auteur décrivait alors un processus de « mécanisation de l’humanité », homogénéisant les arts de vivre, les savoir-faire et les manières d’habiter, au point de rendre tous les lieux équivalents – sans saveur ni singularité. À l’époque de la « globalisation », les technologies numériques sont-elles vouées à servir l’effacement des localités, ou recèlent-elles au contraire d’autres potentialités ?

C’est tout l’enjeu des cartes numériques alternatives, qui montrent que les représentations numériques du monde ne sont pas nécessairement vouées au calcul et à la collecte des données : elles offrent d’autres intentions, qui ouvrent sur d’autres expériences et d’autres modes de découverte du monde. Elles peuvent constituer des supports de mémoire inédits, auxquels chacun pourrait accéder et contribuer, à condition d’apprendre à les déchiffrer et à les pratiquer. Elles peuvent s’appuyer sur les vécus et les savoirs des habitants, et permettre leur mise en capacité et leur émancipation. Elles peuvent permettre d’extérioriser les imaginaires et de les partager, en reliant diverses localités. Et comme il n’est pas sûr qu’un monde « réel » préexiste à ses représentations « artificielles », représenter le monde, c’est déjà l’interpréter, donc le transformer, en créant de nouveaux repères – soit de nouvelles cardinalités et de nouvelles calendarités.

D’où l’importance, pour les habitants d’un monde globalisé, de se réapproprier les technologies qui conditionnent leur « être-au-monde », c’est-à-dire la manière dont ils passent leurs temps et parcourent leurs espaces – pas toujours de façon optimale, mais selon des formes de vies singulières et locales. Ne laissons pas une poignée d’acteurs hégémoniques s’approprier les technologies numériques. Car derrière les « métavers », les cartes numériques et la visualisation des données se joue la production de nos espaces-temps à venir, qui sont autant de mondes – encore virtuels – à inventer. 

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