Sriharsha Devulapalli, 25 ans, expert en data visualisation, cherche quelque chose dans les rues de la grouillante Hyderabad. Carnet de notes à la main, il recense… les lieux d’aisance de cette immense ville indienne. « Pendant ces six semaines de 2015, ma mère était inquiète : les seules images qu’on trouvait dans mon téléphone étaient des photos de toilettes publiques ! » rigole ce chercheur jovial, au visage encadré d’une fine barbe.

À l’époque, le jeune homme et ses collègues de l’Hyderabad Urban Lab voulaient cartographier les toilettes publiques de la ville, en vérifiant préalablement qu’elles fonctionnaient ou que les lieux n’étaient pas dangereux. « La liste d’adresses fournie par les autorités donnait l’impression d’être longue. Mais, en plaçant les toilettes sur la carte, c’était sans appel : il y en avait moins de 200 pour 6 millions d’habitants, toutes concentrées aux mêmes endroits. »

Voilà la puissance d’une carte : « expliquer un phénomène intuitivement, sans qu’on ait besoin de connaître la ville ni même de savoir lire », assure ce passionné, qui a aussi localisé tous les bidonvilles de sa métropole ou cartographié pour la première fois les trajets de bus.

 

Cartographier pour s’approprier un territoire

Tout comme l’histoire est écrite par les vainqueurs, les cartes ont longtemps été le monopole des puissants, symbolisant le double contrôle du savoir et du territoire. Mais, avec la démocratisation des technologies de l’information, tout citoyen peut désormais proposer sa lecture du monde. Un fond de carte en open source (accès gratuit), des données officielles ou des savoirs de terrain, et voilà à disposition des militants une carte, c’est-à-dire, potentiellement, un outil pour faire changer les choses.

À Hyderabad, la carte des toilettes avec ses points vert fluo a rapidement fait le tour du Web. Des mouvements d’habitants s’en sont emparés pour revendiquer mieux. En quelques années, le nombre de W.-C. publics s’est multiplié. « Ils ne sont pas d’excellente qualité, rien n’est miraculeux, nuance Sriharsha Devulapalli. Mais je milite pour le “droit à la ville”, conceptualisé par le philosophe français Henri Lefebvre : je me réclame de cet endroit, j’aspire à mieux, donc je montre ce qui est important à mes yeux… avec des cartes. »

Tout citoyen peut désormais proposer sa lecture du monde

Dans un tout autre décor, à une tout autre échelle, des élèves du collège Raymond-Poincaré, à La Courneuve, en banlieue parisienne, redessinent eux aussi leur cadre de vie – un projet porté par l’Institut de recherche et d’innovation du Centre Pompidou. L’an dernier, grâce au jeu vidéo Minetest, ils ont déconstruit puis reconstruit leur établissement en 3D, en ajoutant par exemple mares et espaces verts dans la cour de récré. Émilie Deng, élève de quatrième, est fière de la proposition de terrain multisports en remplacement du seul terrain de football : « On pourrait mettre du tennis, du badminton, du basket… J’aime bien ce projet, on apprend un peu l’architecture. Et vu qu’on donne des idées pour faire le collège qu’on veut, il nous appartient un peu plus. »

 

Une carte vaut mieux qu’un long discours

De Buenos Aires à Kampala, les cartes citoyennes font changer les choses. Mais restons pour l’instant dans l’Hexagone. À Bordeaux, par exemple. À l’été 2020, des associatifs du Garage moderne souhaitaient poursuivre les distributions de repas lancées pendant le confinement. Problème : aux yeux des autorités, les besoins se cantonnent souvent aux quartiers prioritaires de la politique de la ville, qui concentrent la plupart des financements ; or, « en réalité, nous avions distribué 70 % des repas en dehors de ces zones, très restreintes. La pauvreté déborde bien au-delà », raconte Julien Goret.

Dans une ancienne vie, ce militant travaillait en agence web. Il a donc créé une page internet (datapunk.cc/carto), sur laquelle figurait un fond de carte de Bordeaux et y a placé des données de l’Insee sur les revenus et les logements sociaux. Résultat : un pavage de petits carrés avec une précision de quelques rues, où la couleur cramoisie signale les ménages vivant avec parfois moins de 1 000 euros par mois. « Bien plus qu’un long discours, la carte provoque une compréhension immédiate, expose le militant. Les réponses sont dans les données ; il faut juste poser la bonne question. »

Avec ce diagnostic géographique, Julien Goret et ses collègues ont montré la pertinence de leurs distributions de repas « élargies ». Des fondations ont accepté de mettre la main à la poche. Rien que depuis janvier 2022, le compteur affiche plus de 7 300 repas.

Parfois, c’est directement dans les mairies que des cartes aident à la décision publique. L’agence d’urbanisme de Toulouse, par exemple, met en carte des données de l’IGN pour identifier les îlots de chaleur urbains, ces zones de la métropole où il fait nettement plus chaud que dans la campagne alentour. Des localités comme Colomiers en tiennent compte dans leurs projets d’aménagement, envisageant des revêtements plus clairs, des parkings enherbés et des immeubles orientés de façon à laisser circuler les vents dominants. À Tournefeuille, à l’ouest de la Ville rose, « cela a confirmé qu’il était pertinent de cibler en priorité les établissements scolaires, raconte Élise Bessières, chargée de la transition écologique à la mairie. On a lancé des travaux de végétalisation et installé une station de mesure de températures. »

 

Cartographier ce que le monde refuse de voir

En plus de pouvoir être fabriquées sur mesure, selon les besoins, les cartes sont désormais évolutives. Reliées informatiquement aux bases de données qui les abreuvent, elles racontent en image les littoraux que la mer grignote ou l’Amazonie qui recule devant les bulldozers de l’agrobusiness. Dans la tentaculaire São Paulo, c’est une carte sociale que l’Observatório das Remoções actualise en permanence : celle des ménages expulsés par la pression immobilière. Chaque pictogramme représente jusqu’à 200 familles chassées de chez elles pour laisser place à un gratte-ciel ou à un complexe commercial.

Les fonds de cartes de ces initiatives citoyennes viennent bien souvent de la plateforme OpenStreetMap – une communauté de milliers de volontaires qui, un peu partout dans le monde, relèvent routes, voies ferrées, forêts et habitations. Leur objectif : créer une « carte gratuite du monde », libre d’accès. Abreuvées par ces données, des « zones blanches » sur les cartes officielles prennent soudain vie, qu’il s’agisse de bidonvilles du Nigeria, de favelas brésiliennes ou de territoires palestiniens. Dans ces espaces délaissés, où vit une bonne partie de l’humanité, cartographier son territoire, c’est revendiquer sa propre existence.

L’une des origines de cette révolution cartographique se trouve sans doute à l’extrême nord du Canada, sur le territoire du Nunavut. Dans les années 1970, un travail cartographique a permis aux populations inuites de récupérer la propriété pleine et entière de plus de 350 000 kilomètres carrés de ces étendues glacées. Elles ont ensuite réussi à inscrire les toponymes inuits sur les cartes officielles, en lieu et place des noms anglo-saxons. Le lieu que les colons nommaient Coppermine (« mine de cuivre ») est par exemple devenu Kugluktuk, l’« endroit où il y a de grandes chutes d’eau ».

Se déplaçant en bateau et en quad l’été, en traîneau l’hiver, la géographe Béatrice Collignon, de l’université Bordeaux-Montaigne, a procédé au relevé de plus de mille de ces toponymes inuits. « Les cartes officielles racontaient un territoire, celui de la colonisation, mais elles en effaçaient un autre, expose-t-elle. Pour les Inuits, voir leurs toponymes écrits sur une carte, c’était récupérer l’estime de soi. Surtout pour les générations de plus de 60 ans, qui ont subi les pensionnats, les vêtements brûlés, toutes sortes d’agressions… Avec ces cartes, c’est la mémoire des lieux et de leur usage qui se transmet, et donc la culture. C’est quelque chose de très profond. »

Ce précédent en tête, des dizaines de peuples autochtones se sont lancés à leur tour dans la contre-cartographie, de l’Indonésie au Chili en passant par Hawaï ou par le pays des Samis, au nord de la Scandinavie. « On peut récupérer et défendre plus de territoires indigènes par les cartes que par les armes », assure le géographe Bernard Nietschmann, cité dans l’ouvrage collectif This Is Not an Atlas.

À Notre-Dame des Landes, c’est contre l’artificialisation des terres que s’est organisée la résistance. Et, là aussi, une carte a joué un petit rôle. Foutraque et colorée, dessinée entre autres par l’artiste Quentin Faucompré, la carte de la ZAD est couverte de chemins et de noms de lieux militants, mais aussi de silhouettes d’animaux, de tracteurs ou de huttes. « On l’a voulue poétique, non anxiogène, raconte le géographe Frédéric Barbe qui, avec son collectif À la criée (alacriee.org), a édité cette carte à plus de 20 000 exemplaires. Je pense qu’elle a permis d’engager la conversation et a participé en partie à l’abandon du projet d’aéroport, en rendant le débat moins tabou qu’il n’était. »

 

Quand les données manquent à l’appel

En filigrane de ces représentations de l’espace s’inscrit la question très sensible de la transparence des données, qu’elles soient foncières ou environnementales. Jusqu’où s’étendraient les fumées si un incendie se déclarait dans telle usine de produits chimiques ? Quels habitants boivent l’eau de telle nappe phréatique potentiellement polluée par une décharge ? Même dans la très statisticienne France, certaines données manquent à l’appel.

L’épidémiologiste Blandine Vacquier, de l’Inserm, à Bordeaux, n’a pas de cause à défendre, hormis la vérité scientifique. Mais elle se heurte à de sévères difficultés pour la collecte des données. Son objet de recherche : les liens éventuels entre certains cancers et l’exposition des riverains aux pesticides utilisés sur la vigne, les vergers et les grandes cultures. « La consommation de ces produits sur chaque parcelle n’est déclarée nulle part », déplore la chercheuse.

De sévères difficultés pour la collecte des données

La voilà donc contrainte de recourir à des programmes d’intelligence artificielle pour croiser des images aériennes et satellites, des informations du recensement agricole et des données de l’IGN, les plus précises. « Ce traitement géomatique nous permet de déduire quelle culture est présente sur un champ, puis le type de produit phyto qui y a probablement été employé, décrit la scientifique. Enfin, on croise cela avec les adresses de personnes recensées dans le registre des cancers, et on voit s’il existe une association. Ça prend un temps de dingue. »

Elle estime qu’au moins trois équipes de l’Inserm – et d’autres à l’INRAe – s’échinent à découvrir quels pesticides ont été mis sur chaque champ… alors que les agriculteurs tiennent tous un registre de ces traitements ! « On demande chaque année que ces informations soient informatisées, non pas pour incriminer les agriculteurs mais pour établir si certains produits sont dangereux, d’autres non, et définir des stratégies », assure l’épidémiologiste.

En l’absence de données scientifiques, les autorités en sont réduites à fixer des « distances de sécurité » arbitraires entre les champs et les habitations ou les écoles. Blandine Vacquier s’alarme : « Cela crée des tensions localement, les riverains ont peur pour leurs enfants… C’est hallucinant qu’on ne dispose pas déjà de ces données, alors que tout le monde gagnerait à cette transparence. »

 

Des cartes pour anticiper les catastrophes

Et puis il y a les cartes qui sont vouées à sauver des vies. Celles qui permettront d’organiser les secours lors du prochain séisme en Haïti ou de la prochaine inondation dans un slum (bidonville) du Bangladesh. Dans ces zones à risque, des bénévoles de HOT – la déclinaison humanitaire de OpenStreetMap – s’activent pour localiser les ponts, les routes et les habitations.

Cartographier les zones inondables pour planifier des secours

Cet été, par exemple, l’organisation a envoyé une équipe sur les rives du rio São Francisco, au nord-est du Brésil. Dans les valises de ces professionnels : des drones, un sonar et un sondeur bathymétrique – qui mesure la profondeur de l’eau. Leur mission consistait à montrer aux habitants comment cartographier leur propre région en 3D, afin de modéliser ensuite de futures crues. « Si rien n’est fait, nous sommes le prochain Pakistan, avec des inondations catastrophiques et des milliers de personnes sous les eaux », assure Carlos Eduardo Ribeiro Jr, un de ces citoyens devenus cartographes par nécessité. Autrefois très puissant, le fleuve São Francisco s’est en effet assagi sous l’effet des barrages hydroélectriques. Des villages entiers se sont construits sur les berges ainsi libérées. « Mais, avec le changement climatique, tôt ou tard, il y aura de très fortes pluies et les barrages devront larguer de l’eau pour ne pas rompre, prédit le militant, un ton d’urgence permanente dans la voix. On doit absolument cartographier les zones inondables pour exiger une planification des secours. »

L’équipe bénévole, composée de pêcheurs, d’avocats ou encore d’un fabricant de bateaux, a même conçu un petit trimaran de récup, capable d’embarquer un GPS et un sonar pour mesurer efficacement la profondeur des eaux. Une invention bon marché et en open source, qui va vite se répandre dans le petit monde des cartographes humanitaires. Elle devrait servir prochainement en Zambie et en Tanzanie. 

 

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