Pendant longtemps, j’ai utilisé pour me déplacer dans Paris les plans en papier du livret Paris pratique. Je localisais la rue, puis la station de métro la plus proche, et, une fois sur place, le nom des rues en veillant à ne pas m’engager dans le mauvais sens – ce qui m’est arrivé plus d’une fois !

Puis j’ai eu un smartphone. Et, comme beaucoup, je n’ai pas mesuré tout de suite à quel point cela allait bouleverser ma vie.

 

Le confort du chien en laisse

Pour retrouver des amis au restaurant ou trouver une boutique, j’ai pris l’habitude de taper l’adresse où je devais me rendre et de marcher l’œil fixé sur la petite boule bleue en vérifiant à tout instant si elle se rapprochait ou s’éloignait de la montgolfière orange indiquant mon point d’arrivée.

Avec le service de calcul d’itinéraire, c’est encore plus facile, surtout en voiture. On n’a plus besoin de réfléchir, il suffit de partager son attention entre la route et le GPS. Et, avec la synthèse vocale, il suffit d’écouter la machine nous indiquer les gestes à accomplir, comme « tourner à droite à 150 mètres, puis à gauche », etc. C’est à ce moment-là que j’ai perdu l’habitude de regarder le paysage tout en conduisant. Le peu d’attention que je lui consacrais a été absorbé par mon GPS. Je devins l’exécutant servile de consignes débitées par une voix toujours égale. En plus, à partir du moment où une technologie est censée vous guider, il devient vite impardonnable de ne pas lui obéir. C’est le biais d’automatisation. On vous excusera de vous être trompé parce que vous avez mal interprété une carte papier, mais réagir trop tard à une indication du GPS et prendre une mauvaise direction apparaîtra forcément à ceux que vous véhiculez comme une preuve de négligence !

 

Un GPS cérébral

Mais comment faisaient les humains avant d’avoir des GPS ? Ils utilisaient leur GPS interne, situé dans leur propre cerveau !

Savoir se repérer dans l’espace a été d’une importance cruciale dès les origines de l’humanité. Comment partir à la chasse si l’on n’est pas certain de retrouver son chemin pour rentrer ? Le cerveau s’est donc adapté. Mais, bien qu’il ait réussi à spécialiser certaines régions dans le repérage spatial, ses performances restent limitées. Pour fabriquer une carte mentale du paysage, notre GPS intérieur a besoin de repères visuels, éventuellement complétés par le souvenir de perceptions sonores : un arbre brûlé, un rocher ayant une forme particulière, une colline, une source, le bruit d’une cascade, etc. C’est d’ailleurs pourquoi nous sommes moins performants pour nous repérer en mer ou dans les avions. La difficulté à trouver des repères a d’ailleurs longtemps justifié la présence dans ces véhicules d’un professionnel spécialisé appelé « le navigateur ».

 

Représentations autocentrées et allocentrées

À l’origine, l’être humain était donc enfermé dans un système référentiel qu’on qualifie d’autocentré (ou encore égocentré) parce qu’il dépend des repères donnés par nos organes des sens.

Puis il a peu à peu développé des compétences qui lui ont permis de passer de repères autocentrés à des repères appelés allocentrés, le préfixe allo signifiant « autre ». Développer cette compétence a pris du temps, car elle nécessite un important effort mental pour renoncer au confort d’une représentation du monde centrée sur ma personne à une représentation plus objective dans laquelle je me vois mentalement comme un objet parmi d’autres dans l’espace qui m’entoure. Cette révolution copernicienne de l’orientation quotidienne a eu des conséquences considérables : il est devenu beaucoup plus facile à des personnes de partager des informations sur la topographie d’un lieu, bien qu’elles n’aient pas emprunté les mêmes chemins. C’est ce qui a permis l’invention des cartes papier. Avec elles, nous avons appris à utiliser des repères qui ne sont pas dépendants de notre position dans l’espace, mais qui sont liés à d’autres éléments sur la carte.

Une révolution copernicienne de l’orientation quotidienne

Il semblerait toutefois que cette évolution des repères autocentrés vers des repères allocentrés n’ait pas concerné de la même façon les hommes et femmes. Parmi les différentes hypothèses, il est possible que la spécialisation précoce des tâches de nos ancêtres ait pu amener hommes et femmes à développer des façons différentes de se repérer dans le monde. Dans de nombreuses cultures, aux femmes est revenue le plus souvent la surveillance du foyer et de l’entourage proche de l’habitat qui favorise les repères de proximité, tandis qu’aux hommes revenait la tâche de partir chasser et donc l’obligation de construire peu à peu une représentation allocentrée.

 

L’arrivée du GPS

Et puis le GPS est arrivé. Avec lui, nous quittons le monde des repères allocentrés pour adopter à nouveau des repères autocentrés. Mais ces repères autocentrés ne sont plus donnés par les informations fournies par nos organes des sens, notamment visuel et auditif. Ils nous sont donnés par une technologie qui greffe des repères de proximité proche (comme une station-service ou un restaurant) sur une représentation allocentrée de l’environnement. Les directives « tournez à gauche » ou « allez tout droit » correspondent à une navigation autocentrée, mais elles sont visualisées dans un espace allocentré, celui de l’écran du GPS. De telle façon que nous sommes dispensés de l’effort de fabriquer nos propres repères autocentrés (en décidant, par exemple, de privilégier comme repères dans une ville les arbres ou les pharmacies), mais aussi de l’effort d’opérer la transformation mentale qui a été à l’origine de la création de la cartographie.

 

Le double rôle de l’hippocampe

La performance qui nous permet de fabriquer des cartes mentales serait liée à une partie du cerveau appelée l’hippocampe. Une preuve de son importance a été donnée par une étude du cerveau des chauffeurs de taxi londoniens qui étaient dans l’obligation, pour exercer leur travail, de posséder une carte mentale détaillée de la capitale anglaise, qui est particulièrement étendue. Ils avaient un hippocampe plus volumineux que la population courante. Je mets ces phrases au passé car aujourd’hui, de plus en plus de chauffeurs de taxi sont des sous-traitants. Ils ne connaissent rien à la ville dans laquelle ils conduisent leurs clients et ne font que suivre les consignes de leur GPS : plus besoin d’avoir un hippocampe ! Il n’est donc pas étonnant que les utilisateurs de GPS soient moins capables que leurs aînés de déchiffrer des cartes routières traditionnelles qui obligent à naviguer sans cesse entre un système de représentation allocentré et un système autocentré.

Un support pour notre mémoire et nos souvenirs

Mais ce n’est pas tout : la capacité de se créer ses propres cartes mentales pourrait constituer un support pour notre mémoire et nos souvenirs. Appuyer la mémoire de notions abstraites sur un parcours mental dans un espace d’objets familiers a même été érigé à la renaissance en procédé mnémotechnique : c’est le fameux « palais de mémoire » du jésuite Matteo Ricci. L’obligation faite aux premiers êtres humains de mémoriser les espaces qu’ils traversaient, et donc de développer les structures cérébrales nécessaires à la construction de cartes mentales, serait-elle le point de départ de notre capacité à pouvoir fabriquer des souvenirs et à les évoquer ?

 

Vers la perte de nos souvenirs ?

Cette hypothèse a trouvé un début de preuve dans le fait que les régions cérébrales impliquées dans l’orientation spatiale semblent être les mêmes que celles qui sont engagées dans le rappel des événements du passé. D’ailleurs, chez les patients atteints de la maladie d’Alzheimer, la disparition des souvenirs et la perte de la capacité à s’orienter dans l’espace sont souvent concomitantes.

C’est pourquoi les GPS qui donnent des instructions que nous suivons passivement, et qui nous dispensent de nous créer des cartes mentales personnelles, pourraient bien menacer à terme non seulement la capacité de nous repérer dans un espace physique, mais également dans nos propres souvenirs. 

Vous avez aimé ? Partagez-le !