L’IGN a pour projet de modéliser un double de la France dans le Métavers. Comment définiriez-vous ce dernier ?

Adrien Basdevant : « Métavers » est un terme vaste, qui, selon les acteurs qui l’utilisent, recouvre différentes réalités. Toutes ont en commun l’idée d’un univers immersif, à travers de la réalité virtuelle, dans un monde de synthèse, ou bien de la réalité augmentée, en superposant des couches invisibles dans le monde réel. Il serait plus juste de parler « des » métavers, car il y en aura plusieurs. Le Métavers, lui, comme on parle de l’Internet, recouvre davantage l’idée d’un horizon, d’une expérience partagée dans un monde persistant, c’est-à-dire qui continue à exister quand vous le quittez, et un monde en trois dimensions où l’on parle, plutôt que de « pixels », de « voxels » – des pixels en volume.

Raphaële Heno : On pourrait même y ajouter d’autres dimensions, comme celle du temps, qui permet d’explorer ce Métavers de façon rétroactive. Avec le projet de l’IGN de réaliser un jumeau numérique de la France, nous poursuivons l’ambition de retranscrire le territoire national tel qu’il est, mais aussi tel qu’il a été, afin de rejouer des événements du passé et de mieux comprendre les évolutions dynamiques.

A.B. : Nous n’en sommes encore qu’aux balbutiements du Métavers. Nous ne savons pas encore, par exemple, quel médium de connexion va s’imposer – casque, lunettes ou lentilles. Mais les possibilités que cette technologie ouvre en termes d’expériences sont incroyables. Le moment actuel ressemble à celui du début des années 1990 et de la naissance de l’Internet grand public : personne n’imaginait alors à quel point le développement des « autoroutes de l’information » allait changer le monde, en seulement quelques années.

Dans quels domaines ces changements seront-ils les plus évidents ?

A.B. : On parle beaucoup de magasins virtuels, mais ce sera sans doute anecdotique en réalité. Le Métavers ouvre des potentialités dans le domaine du jeu bien sûr, mais aussi dans ceux de l’éducation, de la formation – on pourra apprendre à manier une grosse machine-outil ou un petit instrument médical de façon virtuelle. Il offre aussi de nouvelles façons de faire du tourisme, avec la possibilité de « visiter » un lieu tel qu’il était trois siècles plus tôt ou de revivre des événements historiques. Dans le domaine de la culture, aussi, on peut imaginer des expériences totalement inédites, comme assister sur scène à un ballet de danse ou pénétrer dans un tableau.

À quoi peut servir la création d’un jumeau numérique du territoire, comme le construit l’IGN ?

R.H. : L’objectif est de créer une reproduction plus fine du territoire qu’une simple carte à plat, en ajoutant plusieurs dimensions, mais aussi une description des éléments topographiques du paysage, des bâtiments, avec leurs formes, leurs couleurs, leurs matériaux. Ce jumeau pourra être utile notamment pour élaborer les politiques publiques ; il permettra de réaliser des analyses systémiques, de modéliser l’impact de telle ou telle décision en termes d’aménagements du territoire, de risques environnementaux ou de flux de population… Ce pourrait être un outil bienvenu pour la transition écologique notamment : il peut servir pour les concertations citoyennes autour de l’implantation de nouvelles éoliennes, par exemple, ou pour le développement des mobilités douces. En 2025, l’ensemble du territoire public sera ainsi décrit en trois dimensions, à raison de dix points par mètre carré, ce qui donnera une ossature géométrique à ce jumeau. Mais pour affiner cette description, il nous faudra encore synthétiser de nombreuses bases de données grâce aux capacités de l’intelligence artificielle, ce qui demande un effort de soutien financier, si on souhaite créer un « commun numérique », à la fois gratuit, neutre, utile à tous et dépourvu des visées lucratives propres aux acteurs privés.

A.B. : Cet aspect est essentiel. On revient ici à la comparaison avec Internet : pendant très longtemps, on a laissé faire les grands acteurs du numérique, ce qui leur a permis de contrôler les outils et les usages du Web – songez à Google Maps, qui permet à Google de récolter un nombre incroyable de données sur nous, alors qu’il existe en parallèle le projet collaboratif OpenStreepMap. Dans le cas du Métavers, les acteurs publics se préoccupent vraiment de ne pas laisser, cette fois, le champ libre aux Gafam, pour que ces entreprises ne soient pas les seules à en définir le décor et les règles d’usage, mais aussi pour ne pas les laisser collecter sans frein des datas.

Quels sont les enjeux de ce point de vue ?

A.B. : Historiquement, la data a toujours été une source de pouvoir. L’avènement des statistiques à partir du XVIIIe siècle a permis de quadriller le territoire pour mieux allouer les ressources ou récolter les impôts. Mais, pendant des siècles, ces données étaient un monopole public. Ce n’est qu’à partir de la fin du XXe siècle que des entreprises comme celles de la Big Tech ont pu commencer à en savoir davantage que l’État sur les individus. La question de la collecte des données va se poser de manière exacerbée, car le Métavers permet non seulement de cartographier le territoire, mais aussi les individus qui le parcourent. Grâce aux capteurs utilisés pour l’explorer, il permet de collecter des données avec une granularité plus fine, plus précise, et d’en savoir davantage sur nos mouvements, nos réactions corporelles, et donc nos pensées et nos émotions. Il y a là un enjeu public majeur à être acteur de ce nouvel univers, ce qu’a bien compris un pays comme la Corée du Sud, par exemple, qui investit énormément dans le Métavers pour conserver une forme de souveraineté, ou le Chili, qui a inscrit une défense des « neurodroits » dans sa législation pour empêcher la collecte de données mentales.

Quid de l’empreinte numérique d’une telle technologie, dont on imagine qu’elle doit mobiliser des puissances de calcul ou de stockage incroyables ?

R.H. : C’est une question cruciale, qui se pose à tous les acteurs, y compris privés. J’ai évoqué le fait que le Métavers pouvait être utile à la transition écologique, mais seulement à la condition qu’il ne s’avère pas une gabegie environnementale. Naviguer de façon fluide dans des environnements numériques complexes implique en effet d’énormes calculs, et donc une grande consommation d’énergie, il faut être transparent sur ce sujet. C’est pourquoi il nous faut trouver les outils pour mesurer l’impact de tel ou tel usage, afin de comprendre ceux qui valent la peine d’être développés, et ceux qu’il vaut mieux mettre de côté. 

 

Propos recueillis par J.B.

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