Le téléphone a vibré. Un lien Google Maps – que tu appelles toujours GPS par abus de langage, comme si toutes les cartes, toutes les représentations du monde et les technologies étaient les mêmes, de simples outils pour te conduire à bon port – s’est affiché : 

Sandrine souhaite partager sa localisation avec vous.

Tu as cliqué sur le lien.

Sur le coup, tu n’y as pas pensé. Tu caressais l’écran plusieurs centaines de fois par jour, mécaniquement. D’un geste souple du poignet tu balayais la surface, de la gauche vers la droite, du haut vers le bas. Tu te remplissais d’informations et d’images. Seuls les messages de Sandrine te faisaient lever l’index, te rendaient attentive. Dès que son nom apparaissait, le balayage se transformait en pression. Tu cliquais comme on ouvre un paquet cadeau le matin de Noël, avec impatience et anxiété.

L’application Google Maps est apparue en plein écran, dévoilant une carte sommaire, et, en son centre, un imposant point rouge – parfaitement rond, parfaitement rouge. Tu n’en avais vu de semblables que dans les séries américaines, pour désigner des bombes, un attirail dangereux ou des zones de conflit.

Tu as cliqué à nouveau.

Le prénom Sandrine est apparu en haut de l’écran, à côté d’une série de chiffres : cinquante minutes de trajet. Trente de bus et vingt de marche, trente-neuf kilomètres neuf cent à parcourir. Le point rouge était dans l’herbe, à cinquante minutes de toi, Zone Belle-Fenestre. Il s’est mis à gigoter, très délicatement. Tu as reconnu dans ce mouvement la démarche de Sandrine. C’est bien la pensée qui t’est venue : c’est mon amie, ce cercle rouge incrusté dans mon téléphone, je n’ai qu’à m’en approcher pour la trouver.

Si tu fais le moindre faux pas, le GPS te le signale

Tes yeux sont arrimés à l’écran. Si tu les levais, ta respiration se couperait, et tu chuterais.

La carte, elle, est accueillante. Elle indique clairement les étapes et prévient les pièges. Le point rouge te guide. Il t’a permis de prendre le bon bus, de descendre à l’arrêt adéquat. La Zone Belle-Fenestre est apparue. Tu y es entrée par une grande grille rococo, le GPS savait qu’elle serait ouverte, tu t’es avancée sur un chemin de terre de Sienne (importée d’Italie, c’était noté sur l’espace du GPS), tu as pris à droite puis à gauche, puis à gauche encore après 300 mètres. C’était facile et beau.

Si tu fais le moindre faux pas, le GPS te le signale : le point s’éloigne, le temps de trajet augmente. C’est comme si tu jouais à cache-cache niveau facile. Tu tiens la carte entre tes mains. Tu peux orienter le monde selon ta volonté.

Maintenant, le point n’est plus qu’à douze minutes de marche, en ligne droite. Il n’avance pas, il tremble. Sandrine est nerveuse. Tu aimerais l’appeler et lui dire de cesser de s’agiter ainsi. Que tout va bien se passer, de respirer un bon coup.

La voix te dit : Continuez sur 500 mètres. Tu n’aimes pas beaucoup cette voix, mais elle va droit au but. Tu sens que tu peux lui faire confiance. Tu songes : ce serait encore plus sympa si c’était une voix de Mickey, la voix de Sandrine ou celle d’un homme sexy, rauque, qui te guidait. Et tu continues, pied gauche, pied droit, l’herbe est aussi praticable que le béton ou le carrelage de ton appartement ; à l’extérieur finalement l’air est respirable lorsqu’on est guidé par une machine, tu avances, sur le GPS les couleurs sont brillantes, la Zone Belle-Fenestre est superbement représentée. Le point se trouve dans une étendue vert pomme, tes pieds aussi. Jusque-là, tout est logique. Tu essaies de ne pas voir les aspérités sur le vrai sol, les trous t’oppressent. À une époque tu explorais des lieux plus inquiétants que les parcs, tu dansais dans des grottes et chassais les champignons dans des forêts. Tu ne t’en souviens pas.

Ce détail – qui n’en est pas un – était indiscernable depuis le GPS

Dans l’immédiat il faut juste poser un pied, puis l’autre. Regarder le paysage est une activité secondaire. Tu n’es pas là pour admirer le relief contrasté. Tu es là pour avancer.

Plus que 50 mètres et tu seras arrivée à bon port, tu tends à nouveau le pied droit, mais tu heurtes un obstacle. Un mur de pierres sèches, à hauteur d’épaule, te barre le passage. Un mur définitif, de ceux qui revendiquent la propriété privée, obstrue ta route. Sur la carte du GPS, le paysage se déploie sans limites, alors que l’espace tangible autour de toi est circonscrit, impossible d’accès. Tu ne sais plus que croire, et tu serais tentée d’avancer encore ton pied, de tester le barrage pour voir s’il cède, s’il existe vraiment. Bien sûr, ça ne sert à rien. Le mur est bel et bien là, incontestable.

Tu t’en sens contrariée, tu penses : le GPS m’a trahie.

Il te faut faire un détour, chercher la porte d’entrée de cette barricade inopinée, et même le GPS n’y comprend rien, reprenez votre route, te dit la voix avec autorité. Alors tu te dissocies de la machine, et tu lèves les yeux en expirant fort pour ne pas paniquer.

Tu t’attends à voir le point rouge incrusté dans le paysage. Un gros point rouge planté au milieu des arbres, en tissu matelassé ou rebondissant. À des fiançailles, pourquoi pas. Mais c’est la vraie Sandrine qui apparaît, en chair et en os, derrière les vitres de la pergola d’un château.

Sandrine se tient juste en dessous d’une banderole blanche sur laquelle est inscrit : John + Sandrine. Sa présence en chair et en os complexifie l’équation en John + Sandrine + Sandrine, et la déséquilibre. Même à cette distance, tu vois tout de suite : elle aussi porte une robe noire et son nez a encore changé. Il a rapetissé. Ce détail – qui n’en est pas un – était indiscernable depuis le GPS. L’avatar rouge et rond de Sandrine n’a pas de visage. 

 

Extrait de GPS, de Lucie Rico © P.O.L éditeur, 2022

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