On pourrait constater que chaque réforme des retraites a entraîné des manifestations nombreuses et massives, mais a fini par être adoptée (à chaque fois, sauf en 1995) et même globalement confirmée par l’alternance (en 2012). Dès lors, ces batailles ne seraient que l’expression d’un tropisme français, une résistance particulière aux équations financières, la défense obligée d’un passé qui chantait (les réformes sociales de 1936, 1945 et 1981). On pourrait aussi considérer que chacune de ces crises a élargi un fossé d’incompréhensions entre gouvernants et gouvernés dont les effets se mesurent, élection après élection, dans les taux d’abstention et les votes populistes.

Loin d’un rituel obligé, le conflit actuel laisse augurer une gravité sans précédent. D’un côté, des manifestants en nombre, animés d’une résolution froide, un soutien croissant dans l’opinion, un rejet du passage à 64 ans qui atteint 93 % des actifs ! D’un autre, une mystérieuse désinvolture du pouvoir qui empile les messages (travailler plus pour équilibrer les retraites, financer le grand âge, réduire l’endettement ou simplement produire plus de richesse…) et paraît fuir un débat qu’il a limité au strict minimum au Parlement. Si l’on ajoute d’absurdes polémiques (goût du travail vs droit à la paresse), c’est à n’y rien comprendre. Un sujet engageant la solidarité entre générations aurait mérité exposé moins brouillon.

Après nous être intéressés aux enjeux de fond (le 11 janvier dernier, dans le no 429), nous avons cherché cette fois à comprendre ce qui se noue entre le pouvoir et la rue. Pierre Rosanvallon a la particularité d’avoir été syndicaliste avant de devenir professeur au Collège de France. Il analyse les ressorts du mouvement social : il s’agirait moins, selon lui, d’un refus du passage à 64 ans que de la demande pressante d’une prise en compte des singularités des carrières et des souffrances au travail. L’historienne Danielle Tartakowsky nous raconte le lien passionné que notre pays entretient avec « la manifestation », la marque profonde qu’elle laisse dans nos mémoires collectives.

À ce stade, nul ne peut prévoir l’issue de ce que Vincent Martigny nomme un « choc des légitimités ». Combien de temps durera l’unité syndicale entre des partisans de la retraite à 60 ans et d’autres qui réclament une répartition plus équitable des efforts ? Que va répondre une Assemblée sans majorité claire à l’appel de la rue ? Que diront les juges du Conseil constitutionnel d’une procédure d’adoption « à l’arrache » (47.1, 49.3, pour finir peut-être par des ordonnances) ? Il reste peu de temps pour éviter un choc frontal. En politique comme dans les accidents de la route, il n’y a rien de plus redoutable. 

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