De prime abord, tout n’est pas complètement lisible : une espèce de triangle rouge à la droite de l’œuvre semble lancer des rayons en forme de chevron sur un arrière-plan bleuté. Il y a aussi du jaune au centre : autant de couleurs primaires, mais ce n’est pas vraiment le sujet. Ce qui se dégage de tout ça, c’est surtout la schématisation d’une force explosive. Il faut s’approcher. La masse pyramidale est en fait constituée d’une quantité de silhouettes anthropomorphes qui ont un genou et un bras levé. Des individus ont ainsi fusionné en un tout incandescent qui s’aiguise jusqu’à devenir une pointe : c’est perçant, c’est tranchant, c’est rapide. Les spécialistes de physique reconnaîtront d’ailleurs peut-être dans la composition générale une libre appropriation du « cône de Mach » qui décrit le choc supersonique. Le tableau crie quelque chose. Quant à l’arrière-plan, il suggère des blocs d’habitations renversés par la marche.

L’auteur de ce tableau fait partie de l’avant-garde italienne de l’époque. Il s’agit de Luigi Russolo (1885-1947). Il est un des membres éminents du futurisme. Le futurisme en général est obsédé par la puissance des foules. Ce tableau s’appelle La Rivolta et ne décrit pas une émeute, une insurrection, une lutte ou une manifestation précise et circonstanciée. Il exalte la force subversive de la rue en tant que telle, dans son absolu, et sans singulariser les hommes et les femmes qui s’y trouvent. Il exalte sa capacité intrinsèque, par fédération des émotions vives, à faire l’histoire. En cela, l’œuvre de Russolo est une magnifique icône des mobilisations urbaines, de leurs aspirations et de leur efficacité.

Quand on replace le tableau dans son contexte, il n’est toutefois pas interdit de ressentir un petit malaise. Russolo n’a pas frayé coupablement du côté du fascisme mais le mouvement auquel il appartient – le futurisme, donc – et son principal animateur, le sulfureux F.T. Marinetti, allaient en revanche en devenir des agents convaincus. Par ailleurs, dès 1909, la couleur avait été annoncée dans un manifeste : le futurisme s’attèlera à promouvoir la violence, le vandalisme, le coup de poing, le changement anarchique pour lui-même, la guerre « seule hygiène du monde »… Et ce programme, cette ambition, Russolo y a adhéré. C’est donc cette furia-là qu’on retrouve dans La Rivolta. En d’autres termes, quelle que soit l’intensité de son rouge, le tableau se lirait plus volontiers aujourd’hui comme bannière pour des black blocs que pour des syndicats.

Une dernière chose : la peinture des avant-gardes du xixe et du début du xxe est aussi traversée par le rêve d’avoir elle-même un pouvoir mobilisateur. Représenter la mobilisation, soit, c’est un défi louable, mais comment mobiliser ceux qui regardent cette représentation de la mobilisation ? Comment métamorphoser le regardeur passif en acteur d’un combat ? Ce sera toute la réflexion, à gauche comme à droite, qui présidera à l’élaboration de la propagande. Or, en ce domaine, les recherches artistiques menées par le futurisme et par le cubisme (qui lui est exactement contemporain) joueront un très grand rôle. Entre autres exemples, l’usage de la simplification géométrique, des contrastes vifs ou des superpositions, ou encore des brisures spectaculaires, contribuera à créer la grammaire visuelle de la communication partisane et de la réclame politique. Pour le meilleur ou pour le pire ? À chacun d’aller le dire, et pourquoi pas dans la rue. 

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