Sur quoi repose notre imaginaire de la rue ?

L’imaginaire français de la Rue, que j’écrirais ici avec une majuscule, se fonde sur une histoire très spécifique à notre pays, puisqu’entre 1789 et 1870, c’est-à-dire entre la Révolution et la Commune de Paris (non comprise), les régimes se font et se défont par et dans la rue. Cet imaginaire a été magnifié par la littérature, notamment par Les Misérables de Victor Hugo, mais aussi par la peinture. Je pense évidemment à La Liberté guidant le peuple, de Delacroix. Il n’est pas rare, dans les photographies de manifestations récentes, de retrouver des références à ce célèbre tableau dans la dramaturgie inconsciemment mise en œuvre par des manifestants. Ce rôle historique de la Rue est également à l’origine de la théorisation de la foule renvoyant, a contrario, à l’irrationnel, à la violence – une foule dangereuse et à contenir.

Comment la manifestation devient-elle un mode d’action en tant que tel ?

La question du début est toujours une mauvaise question en histoire. On peut néanmoins constater qu’un processus d’évolution se met en place à l’orée du XXe siècle. Ce que j’appelle les « mouvements de la Rue », à savoir des mouvements isolés les uns des autres qui ont parfois permis de défaire des régimes, vont basculer au terme d’un processus lent – près d’une trentaine d’années – entre 1909 et 1935, vers ce que j’appelle la « manifestation de rue », notre manifestation de type moderne. La rue, jusqu’alors sujet fantasmatique, devient un espace géographique.

Qu’est-ce qui permet ce processus ?

Après l’échec de la Commune en 1871, un certain nombre d’armes institutionnelles vont venir permettre à la population d’exprimer ses revendications : la réinstauration du suffrage universel masculin en 1875, l’affirmation des libertés démocratiques par les républicains victorieux en 1881-1882, et la loi Waldeck-Rousseau qui autorise, en 1884, la mise en place de syndicats et renforce ainsi le droit de grève instauré en 1864. Se pose alors la question de savoir ce que signifie descendre dans la rue, quand d’autres moyens d’expression sont à présent à disposition. Ce répertoire d’action, pour reprendre les termes du sociologue américain Charles Tilly, s’articule alors avec les moyens institutionnels. À partir des années 1880, donc, et de manière durable, ce mode d’expression et d’action entretient des rapports complexes avec les institutions et plus aucun régime ne tombe ou ne se construit par et dans la rue.

Quelles sont les différentes matrices de la manifestation ?

J’en identifie trois. La première est religieuse. On retrouve dans les premières manifestations tolérées et relativement ordonnées l’image des processions au milieu desquelles apparaissent des bannières brodées. Les Français s’en sont néanmoins rapidement émancipés : si les syndicalistes britanniques et italiens ont conservé la tradition des bannières extrêmement travaillées, en France, le drapeau l’a vite emporté. Autre indice : la séparation des genres, que l’on retrouve dans les manifestations catholiques, comme celle qui, en 1924-1925, protestait contre la volonté gouvernementale d’appliquer les lois laïques à l’Alsace et à la Moselle.

La deuxième matrice est militaire. En Allemagne, on manifeste en marchant au pas. La France, encore une fois, se distingue. Au tournant des années 1930, des ligues de droite ont bien tenté d’introduire l’uniforme et une dimension régimentaire dans les manifestations, mais ça ne prend pas au-delà. Le mouvement ouvrier reste profondément antimilitariste.

« Il faudra attendre 1995 pour que le Conseil d’État, s’appuyant sur la Charte européenne des droits de l’homme et sur la jurisprudence européenne en la matière, fasse de la manifestation une liberté quasi constitutionnelle. »

La dernière matrice tient du cortège du 14 Juillet tel que conçu par les républicains. Un exemple très intéressant est celui du tableau La Grève au Creusot, peint par Jules Adler en 1899. C’est une forme de réécriture de l’œuvre de Delacroix, mais dans un paysage minier qui nous renvoie au Germinal de Zola. Une femme en tête porte un drapeau tricolore roulé aux deux tiers comme c’était souvent le cas car, entre 1880 et le tournant du siècle, arborer le drapeau rouge n’est pas nécessairement toléré. Quand on le regarde rapidement, on croit voir un drapeau rouge. Il est intéressant de comparer ce tableau aux photographies de cette même grève au Cre

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