Des années de recherches ont permis de mesurer les phénomènes d’amplification des sentiments produits quand des individus entrent en contact les uns avec les autres. Cette amplification se déclenche quand quelqu’un réalise que d’autres personnes expriment ou éprouvent les mêmes émotions que lui. Prenons l’exemple de la victoire de l’équipe de France lors d’une Coupe du monde : la rencontre dans la rue avec la foule a le don d’exacerber des émotions jusqu’à provoquer des larmes de joie ou l’escalade d’abribus, comportements inimaginables si vous étiez resté seul chez vous.

Ces mécanismes d’amplification peuvent conduire à des événements considérables – on l’a vu en Tunisie et en Égypte avec les Printemps arabes. Pendant des années, de nombreuses personnes avaient refoulé leur colère jusqu’à ce qu’elles découvrent, grâce aux réseaux sociaux, que d’autres éprouvaient la même chose. L’amplification des sentiments n’implique pas forcément la rencontre physique « dans la rue », en tout cas pas dans un premier temps. Le mouvement #MeToo a suivi un même processus de cristallisation, des femmes découvrant sur les réseaux sociaux que d’autres avaient comme elles subi des violences sexuelles. Cette maturation a permis une libération de leur parole, qui a leur permis de dépasser le phénomène d’intériorisation de leur souffrance.

Ce mécanisme d’amplification est universel, il n’est pas récent mais la prise de contact sur la toile bouscule les cheminements classiques des mobilisations. Jusque dans les années 2000, la mise en contact était principalement physique. Au-delà de la lecture de livres, journaux et tracts, les gens se rencontraient dans des réunions, lors de prises de parole ; ils devaient descendre dans la rue pour réaliser que d’autres pensaient la même chose qu’eux et cela était susceptible de donner plus de force à ces convictions. Nous étions dans un temps relativement long. Les rassemblements et manifestations étaient des passages obligés de l’amplification nécessaire à la prise de conscience et à son expression.

En n’étant en contact qu’avec des gens partageant les mêmes centres d’intérêt, éprouvant les mêmes sentiments, plus rien de contradictoire ne pénètre dans ces bulles qui filtrent, voire cadenassent des univers particuliers. 

Depuis les réseaux sociaux, la rencontre physique n’est plus une étape en amont du processus, elle est plutôt une sorte d’apogée de l’amplification, un sommet de l’expression de la colère maturée sur la Toile. Cette évolution ne va pas sans poser des questions nouvelles sur des mobilisations plus rapides, des manifestations plus spontanées, moins organisées, éventuellement plus radicales. On peut penser aux partisans de Donald Trump chauffés à blanc avant de descendre jusqu’au Capitole ou, chez nous, aux Gilets jaunes.

Avec les réseaux sociaux, l’information voyage à la vitesse de la lumière, elle produit des effets de plus grande ampleur, elle se déforme à mesure qu’elle circule. Les algorithmes de recommandation amplifient le mécanisme. Il est sans doute dans la nature humaine de préférer converser avec ses amis qu’avec ses ennemis, mais les bulles informationnelles multiplient de manière exponentielle les effets de ces préférences. En n’étant en contact qu’avec des gens partageant les mêmes centres d’intérêt, éprouvant les mêmes sentiments, plus rien de contradictoire ne pénètre dans ces bulles qui filtrent, voire cadenassent des univers particuliers. C’est une mécanique assez naturelle, qui était déjà présente avant l’avènement d’Internet. La Toile a seulement amplifié les phénomènes d’amplification ! 

 

Conversation avec PATRICE TRAPIER

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