Au tournant du XXsiècle, le droit de manifester n’est pas reconnu par la loi. Alors on se rassemble aux banquets ou aux enterrements. Jules Romains décrit un groupe à l’assaut de la ville : « Le cortège a juré de ne pas vivre en vain, / Et rêve obscurément que ce soit par ses mains / Que l’ordre s’accomplisse. » 

Tandis qu’il fait trembler la banlieue et les champs, 
Le groupe boit son bruit et se saoule en marchant, 
Et chasse la réalité de son passage. 
Il sait que la tempête est signalée au large 
De l’avenir ; il guette, il espère, il entend. 
Aveuglé, assourdi par les houles futures,  
Il ne distingue plus le présent sous l’écume ; 
Et s’il tourne ses yeux ivres à droite, à gauche, 
Il a l’illusion que les arbres ébauchent 
Le geste de partir à l’assaut de la ville. 
Puis il se ralentit. La route monte. Il pense.  
Après qu’il a rampé jusqu’au bout de la pente, 
Et lorsque tout à coup le sud ouvre ses lèvres 
                 Sur sa denture de maisons ; 
Quand la ville, grand sourire de l’horizon, 
Est apparue entre la plaine et les nuées, 
Le groupe s’intimide et songe à reculer. 
Il n’a pas de remparts ni de toits ; il est nu ; 
Il est infime ; il est une goutte de glu. 
Un globule visqueux qui glisse et se déforme. 
Et c’est lui qui voudrait la saisir corps à corps, 
Elle, plaque de chair, de fer, de pierre, d’où  
Les hautes cheminées saillent comme des clous 
Qui pour l’éternité la fixeront au sol ! Mais là-bas, sur la ligne, les locomotives 
Lancent des sifflements dont les pointes aiguës 
Injectent dans le sang du héros incertain 
La fringale d’espace et d’action qui brûle 
             L’acier inassouvi des trains. 
Et le groupe, n’ayant plus peur, reprend sa marche 
Du même pas que les forces de l’univers.

La Vie unanime, Éditions de l’Abbaye, 1908, © Éditions Gallimard.

 

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