Un an ou six mois avant l’élection présidentielle, le tempo politique s’accélère, et presque chaque fois des surprises se produisent. En 1965, Lecanuet met de Gaulle en ballottage et en fureur. Le tandem Defferre-Mendès descend à un piteux 5 % en 1969, Giscard double Chaban en 1974. Contre toute attente, Marchais trébuche en 1981, laissant le champ libre à Mitterrand. Remontant du fin fond des sondages, Chirac écarte le favori Balladur en 1995. Tous se souviennent de la qualification surprise de Le Pen en 2002. En 2007, Sarkozy séduit un tiers de l’électorat frontiste en reprenant en partie le programme du FN. Le grand favori de 2012 Strauss-Kahn, empêtré dans deux scandales, cède la place à Hollande, qui végétait à 5 % dans les sondages. L’union inattendue de Macron et de Bayrou, en janvier 2017, scelle le résultat de la précédente présidentielle. Et dimanche dernier ? Double surprise amorcée en septembre avec l’entrée en lice de Zemmour et, plus tard, avec la dégringolade de la droite.

Valérie Pécresse a été littéralement dépecée. La carte de ses scores ne ressemble à rien, surtout pas aux distributions souvent très stables de la droite depuis plus d’un siècle. Il ne subsiste même pas un squelette ou des buttes-témoins comme le PC en conserve, mais seulement un résidu. Au nord, les voix de droite ont filé vers Marine Le Pen, au sud-est, Zemmour a prélevé sa part, au sud-ouest, le régional Lassalle a pioché dans un électorat LR déjà maigrichon. Enfin, dans l’Ouest profond et dans l’Est, Emmanuel Macron y a prélevé ses 2,4 % de voix supplémentaires par rapport au premier tour de 2017.

 

La géographie des gains d’Emmanuel Macron (carte 2) est conditionnée par celle des pertes de la droite (carte 1). C’était d’ailleurs le but du président dont le programme présente nombre de points qui figurent aussi dans celui de Pécresse. Au nord de la Loire, les gains les plus importants de Macron se situent en effet dans les régions catholiques qui fournissent d’habitude de gros bataillons à la droite, que ce soit celle de Giscard, celle de Chirac ou plus récemment celle de Fillon : Alsace, Lorraine, Normandie, marges de la Bretagne. Les électeurs conservateurs mais modérés ont sans doute été effrayés par la droitisation de la candidate des Républicains. Au sud de la Loire, particulièrement dans un grand Sud-Ouest, Macron ne progresse pas et parfois recule par rapport à 2017 (Lot, Hautes-Pyrénées, Corrèze, Ariège, Haute-Loire). On pourrait penser que les électeurs de cette région, tournée à gauche de longue date, ont mal supporté la droitisation du président et sont revenus à leur couleur politique d’origine. Mais vers quelle origine, vers quel candidat de gauche ? Mélenchon n’a pas enregistré de progrès dans le Sud-Ouest, ses gains se concentrant dans les grandes agglomérations du nord de la Loire.

Il est au contraire vraisemblable que dans le Sud-Ouest, les électeurs déçus de la droite se soient reportés non sur Macron, mais sur Lassalle (carte 3). Ce petit candidat (en termes de sondages) était bien implanté localement puisqu’il a dépassé 5 % des suffrages dans dix-huit départements, tous situés dans le Sud-Ouest, soit un score nettement supérieur au gain moyen de Macron. La carte des résultats de Lassalle au sud de la Loire est d’ailleurs presque l’opposé de celle des pertes ou des faibles gains de Macron (carte 2).

La gauche n’a-t-elle pas subi la même déroute que la droite, à considérer le score nain d’Anne Hidalgo ? En réalité, ce n’est pas le fait de cette élection, mais de la précédente, au cours de laquelle Hamon était le candidat des socialistes. Son faible score de 6 % étant plus du triple de celui d’Hidalgo, la chute peut sembler se poursuivre. En fait, elle avait déjà eu lieu, car Hamon se présentait avec l’appui des écologistes qui n’avaient pas de candidat propre. Il faut donc comparer le score d’Hamon à celui de la somme des scores d’Hidalgo et de Jadot et non directement à celui d’Hidalgo (carte 4). Globalement, les deux totaux sont identiques, à la décimale près, mais localement, leur différence est souvent importante. La carte le montre clairement : Jadot et Hidalgo ont bien mieux réussi que Hamon dans les bastions habituels du vote écologiste (Alsace, Pays de la Loire, ancienne région Rhône-Alpes). En revanche, ils ont beaucoup perdu au nord de la France, en Bretagne maritime et dans un large cercle de départements contournant le Massif central, de l’Allier aux Hautes-Pyrénées. Cette dernière zone a longtemps été le domaine des « paysans rouges », qui votaient communiste.

Or, contrairement à 2017, le PC a présenté le 10 avril un candidat, Fabien Roussel, dont la répartition des voix cadre quasiment avec celle des pertes d’Hidalgo et de Jadot sur Hamon. Les socialistes qui avaient voté pour Hamon dans ces régions ont sans doute préféré Roussel (carte 5) à la candidate du PS, le programme du communiste étant plus classiquement de gauche. Au fond, au personnage de Lassalle à droite a correspondu celui de Roussel à gauche, l’un et l’autre plus attirants et plus hauts en couleur que les assez pâles représentantes du PS et de LR. Inversement, des écologistes qui ne s’étaient pas reconnus dans Hamon se sont réveillés cinq ans plus tard pour Jadot, d’où les gains dans leurs fiefs habituels.

Le PC n’ayant pas présenté de candidat en 2017, parmi les voix qui se sont portées sur Roussel, il faut aussi compter des électeurs communistes, voix qui ont manqué à Mélenchon, car il n’a pas progressé dans le grand Sud-Ouest ni dans l’extrême Nord alors qu’il a gagné près de 2,5 % de voix supplémentaires ailleurs. Petites causes, grands effets, car ces voix auraient sans doute suffi à le faire passer devant Le Pen.

Reste le second événement de ce scrutin, la candidature de Zemmour. A priori, elle semblait vouée au succès. Dans les pays voisins de la France, les leaders d’extrême droite qui avaient tenté de se rapprocher de la droite avaient été renversés par plus extrême qu’eux, les électeurs ne supportant pas ce qu’ils considéraient comme une trahison. La dédiabolisation pratiquée par Marine Le Pen pouvait avoir le même résultat. En Italie, Salvini, qui avait remplacé Bossi à la tête de la Ligue, est maintenant menacé par Fratelli d’Italia, fondé sur les ruines du néofascisme (le MSI de Giorgio Almirante). En Allemagne, les transfuges du Parti libéral à l’origine de l’AfD ont été chassés par Frauke Petry, plus extrémiste, elle-même poussée sur la touche par Alexander Gauland, au passé néonazi. En Autriche, Jörg Haider, assagi, avait participé au gouvernement. Il a été chassé par un admirateur des nazis, Heinz-Christian Strache. En Angleterre, Nigel Farage, fondateur du parti du Brexit, a été obligé de le quitter, remplacé par un ancien du National Front, etc.

Mais l’histoire s’est passée différemment en France. Le rejet de l’immigration et la menace du « grand remplacement », qui constituaient le fer de lance de Zemmour, ont été relégués au second plan par la question du pouvoir d’achat, puis par la concentration des troupes russes aux frontières de l’Ukraine et finalement par l’invasion de ce pays. Zemmour n’a pas pu ou n’a pas su modifier sa stratégie. Il s’est empêtré dans des considérations psychologiques sur Poutine et est allé jusqu’à refuser de recevoir des réfugiés ukrainiens en France. Après avoir presque fait jeu égal avec Marine Le Pen, il est tombé à 7 % des suffrages. La répartition de ses scores par département garde cependant la trace de son projet de conquête du RN, car elle est une copie de celle des scores de Marine Le Pen en 2017 (carte 7).

On peut néanmoins y déceler deux différences qui pourraient s’avérer cruciales dans l’avenir pro et contra le RN. Contra, car en proportion du total des votes d’extrême droite, Zemmour fait mieux dans le sud de la France, du Béarn aux Alpes-Maritimes et jusqu’à la hauteur de Lyon et de Bordeaux, qu’au nord de la ligne Le Havre-Belfort, zone traditionnelle de force du FN, puis du RN. La différence entre un RN du Nord à tendance sociale et un RN du Sud à tendance identitaire se confirme donc et peut conduire à une éventuelle scission à terme, l’extrême droite adorant se disputer. Pro, car le partage des voix de Marine Le Pen entre les villes et les campagnes est très différent de celui de Zemmour. La leader du RN a recueilli 30 % des suffrages dans les communes de moins de 1 000 habitants, 20 % dans celles de 10 000 à 100 000, 12,5 % dans celles de plus de 100 000 habitants et 5,5 % à Paris. Au contraire, Zemmour a réalisé une meilleure performance dans les villes : 6,8 % dans les communes de moins de 3 000 habitants, 7,8 % dans les grandes villes et 8,2 % à Paris.

Surtout, les clientèles des deux candidats extrémistes sont très différentes. On sait que Le Pen recrute surtout parmi les ouvriers et les employés ainsi qu’auprès de ceux qui sont peu diplômés. Bien que les sondages ne donnent pas une idée claire des professions qui votent pour Zemmour, la carte de ses scores dans les arrondissements parisiens est parlante (carte 8). Elle recoupe exactement celle des revenus : 17,5 % des suffrages dans le 16e arrondissement, 15,3 % dans le 8e, mais 4,7 % dans le 18e, 5 % dans le 11e et 6,3 % dans le 13e. Curieusement, on retrouve la même répartition que celle du FN lors de l’élection européenne de 1984, date de sa première incursion importante (11 % des suffrages à l’échelle nationale). À l’époque, il défendait des thèses libérales qui avaient séduit les professions indépendantes, les artisans, commerçants et professions libérales, plus présentes dans les arrondissements aisés. À l’inverse, Mélenchon l’emporte sur Zemmour, et surtout sur Macron, dans les arrondissements populaires et plus encore dans les communes de banlieue, son électorat traditionnel, ce qui ne se voit guère sur une carte des départements. Il passe de 16 % des votes dans les communes rurales à 32 % dans les grandes villes. Comme celles-ci sont plus importantes au nord de la Loire, ses progrès par rapport à 2017 se produisent dans cet espace.

À un bien moindre degré que Mélenchon à gauche, Zemmour injecte à l’extrême droite un profil plus moderne de classes moyennes urbaines souvent éduquées. Si l’on était adepte du complotisme, on pourrait parler d’une connivence entre Zemmour et Le Pen leur permettant de rabattre une clientèle plus large (carte 6) : Zemmour amène des classes moyennes et supérieures urbaines peu représentées parmi les électeurs habituels de Le Pen. Ce peut être l’indication d’une extension du vote d’extrême droite, avec les possibilités de financement que cet apport suppose et aussi, peut-être, la capacité de franchir le plafond de verre qui interdisait jusqu’alors au RN d’atteindre le pouvoir. 

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