Comment vivre ensemble sans s’entretuer ? C’est la question politique, dont on fait l’expérience presque tous les jours : en famille, au bureau, ou avec ses amis, pourtant chers, qu’on a eu la mauvaise idée d’inviter à partager quelques jours de vacances… Car, l’humain est cet animal étrange qui, incapable de vivre seul, ne parvient guère à cohabiter : seul, il meurt ; en société, il tue. D’où la politique, le droit, la morale, qui tentent de lui donner quelques bonnes raisons de ne pas le faire. La morale, par des principes ou des valeurs (plus ou moins clairs) ; le droit par la loi (plus ou moins juste) ; la politique par la gestion des conflits des rapports de force (plus ou moins légitimes). Certains régimes entendent nier ou abolir tous les conflits, ce qui ne peut se faire que par la peur et la destruction. C’est la dictature ou le totalitarisme. Notre démocratie libérale n’a pas cette prétention. Et si elle a toujours l’espoir secret d’atteindre le consensus, elle cherche plutôt à organiser et à canaliser les dissensus. Et ceux-ci peuvent être nombreux, profonds, et même insolubles.

C’est ce que ne voient pas les adeptes de la « démocratie délibérative », qui pensent qu’une bonne discussion, franche et informée, permet toujours de trouver une solution et un accord. Ce n’est pas le cas : on peut être parfaitement démocrates et néanmoins opposés sur bien des sujets.

La promesse démocratique est celle d’une maîtrise par le peuple de son destin, et partout cette maîtrise semble se diluer

Le premier tour de l’élection présidentielle de 2022 le montre clairement. Trois blocs nets ont émergé autour des trois candidats, chacun à plus ou moins 25 % de l’électorat. Ce tiercé révèle à l’état d’épure trois manières différentes d’être démocrate aujourd’hui.

Faut-il rappeler que dans démocratie il y a demos (« peuple ») et kratos (« pouvoir ») ? Les deux termes ne sont pas simples à articuler, car quand il y a peuple, le pouvoir patine, et dès qu’il y a pouvoir, le peuple doit se taire. Ce pourquoi on a longtemps pensé que ce régime était absurde. Ce furent les libéraux qui le réinventèrent à la fin du xviiie siècle à partir d’une double limitation : pas trop de peuple, afin d’éviter « d’offrir au peuple en masse l’holocauste du peuple en détail » (Benjamin Constant) ; pas trop de pouvoir afin que par « la disposition des choses le pouvoir arrête le pouvoir » (Montesquieu). Autrement dit, la démocratie devient possible grâce au système représentatif (les élus) et à la division des pouvoirs (au sein d’un État de droit).

Mais cet équilibre est instable et suscite deux tentations inverses et symétriques.

À gauche, on trouve celle d’une démocratie radicale : il faut plus de peuple ! Elle est incarnée aujourd’hui par la France insoumise, qui entend réduire le kratos et gonfler le demos. C’était tout l’esprit du programme de Mélenchon : constituante, référendum révocatoire, démocratie participative, VIe République avec un président diminué…)

Côté Rassemblement national, le projet est inverse : il faut plus de pouvoir ! C’est celui d’une démocratie illibérale, qui entend au contraire booster la puissance souveraine contre les abus de contre-pouvoirs (du gouvernement des juges, des diktats de l’Europe, des marchés financiers…) afin de retrouver la marge d’action politique.

Entre les deux, Emmanuel Macron, sur la base d’un même constat de crise, a entrepris de redoser la formule de la démocratie libérale. Il a tenté d’ajouter ici un peu plus de peuple (Grand Débat, conventions citoyennes) et, là, un peu plus de pouvoir (posture « jupitérienne », retour du régalien, lutte contre le séparatisme).

Mais il fait face à une double colère issue d’une double déception. Car la promesse démocratique est celle d’une maîtrise par le peuple de son destin, et partout cette maîtrise semble se diluer. Qui veut agir (ou même seulement vivre) se heurte aujourd’hui à des murailles d’impossibilités. Des règlements tatillons, innombrables, complexes et changeants ; le spectacle quotidien de l’incivilité ou de la délinquance impunies ; un État qui s’est déshabillé au profit d’autorités indépendantes ou de cabinets privés et qui a renoncé à se faire le garant et le responsable de l’intérêt général. Et puis, il y a la mondialisation, l’e-médiatisation, l’hyperjuridicisation : tout cela réduit l’action politique comme peau de chagrin !

D’où la tentation « populiste ». On commet une erreur en la confondant avec le fascisme, qui était viscéralement antidémocratique et profondément élitiste. Le populisme est lui une hypertrophie démocratique qui exige toujours plus de peuple (contre les élites) et toujours plus de pouvoir (contre les intérêts particuliers). Cette colère populiste représente aujourd’hui au moins 50 % des voix.

Le grand enjeu du second tour sera de trancher entre la voie de la colère qui requiert un choc de volonté et la voie de la réforme qui tente un choix de continuité. Éthique de la conviction vs éthique de la responsabilité, en quelque sorte.

Pour que les gens aient à nouveau confiance en la politique, il faut d’abord que la politique retrouve confiance en elle

Dans ce contexte, c’est une autre erreur de ressasser le slogan d’un « front républicain pour faire barrage à l’extrême droite ». L’idée – ou plutôt, le gadget – est aussi fausse que toxique, car elle revient à cracher à la figure de 8 millions de nos concitoyens, qui seraient soit des salauds, soit des idiots. Salauds parce qu’ils ont voté pour une candidate raciste et fasciste, ou idiots parce qu’ils ne comprennent pas qu’ils ont voté pour une candidate raciste et fasciste. Or, il suffit de lire les propositions de Marine Le Pen ou d’écouter ses discours, pour voir qu’elle n’est ni raciste ni fasciste. Faut-il le rappeler ? Le RN n’est pas le FN. Et si l’appellation de populiste peut lui convenir, son programme ne comporte pas plus d’aberrations que celui de Jean-Luc Mélenchon ou de bien d’autres. Pas plus, mais pas moins, non plus. Et l’on peut trouver à sa lecture bien assez d’arguments (sur l’économie, sur l’Europe et, surtout, sur l’efficacité politique et la grandeur de la France) pour ne pas choisir de lui donner son suffrage. Mais un front républicain n’a de sens que contre les adversaires de la République et, à ce que je sache, Marine Le Pen ne se propose pas de la renverser. Le refus de voir son succès ne doit pas camoufler l’ampleur des colères françaises.

On n’y répondra qu’en mettant fin à l’impuissance publique, qui, à mon sens, est actuellement le cancer de notre système. Pour que les gens aient à nouveau confiance en la politique, il faut d’abord que la politique retrouve confiance en elle. « Nul n’obéit à qui ne croit pas à son droit de commander », disait Raymond Aron. Ce retour de la puissance publique n’exclut pas l’invention de nouveaux mécanismes participatifs ou délibératifs (référendum, conventions citoyennes…), mais à cette impérative condition qu’ils améliorent l’efficacité de la décision. Si c’est pour l’engluer dans des dispositifs aussi oiseux que coûteux qui, telle la Convention citoyenne sur le climat, échouent à produire le moindre consensus, alors mieux vaut s’abstenir. D’autant que l’urgence est ailleurs : ce n’est qu’en comprenant les raisons de la colère que la colère pourra revenir à la raison. 

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