Peut-on dire que deux France vont s’affronter dans ce second tour ?

Il y a d’abord trois France, et non deux, qui sont apparues à l’issue de ce premier tour. Une tripartition de l’espace politique qui reflète trois grandes sensibilités, trois grands systèmes de représentation.

Le premier bloc est le bloc des gauches dans lequel Jean-Luc Mélenchon est devenu archidominant. Au-delà du vote utile des tout derniers jours, et même s’il a raté la marche du second tour, Mélenchon porte une véritable vision de la société ; il a développé ce que j’appelle un graal, autour d’une idée clé : l’harmonie – une plus grande harmonie entre les personnes en mettant l’accent sur les relations interhumaines et l’égalité, mais aussi une plus grande harmonie entre les humains et l’environnement. Avec, comme condition de réalisation, des mesures bien plus radicales en matière de répartition de la richesse et de rapport au travail.

« Il y a d’abord trois France, et non deux, qui sont apparues à l’issue de ce premier tour »

Ce premier bloc a des attentes et des valeurs spécifiques et souhaite une alternative au capitalisme libéral. Une vision qui parle à de très nombreux Français, en particulier chez les moins de 35 ans. Le leader de la France insoumise a ainsi siphonné les électeurs de Yannick Jadot et du PS, notamment dans les grandes villes, et il les a agrégés à sa structure de 2017, qui attirait surtout les professions intermédiaires et les employés. Sociologiquement, il s’est homogénéisé avec autant de cadres (22 %) que de professions intermédiaires (23 %), d’employés (22 %) et d’ouvriers (20 %) qui ont voté pour lui.

Le bloc représenté par Marine Le Pen est-il très différent ?

Ce deuxième bloc est tout l’opposé, même si Mme Le Pen cherche à convaincre des électeurs de M. Mélenchon. Ce bloc, c’est la France de l’extrême droite. Mais si ce terme s’applique très bien à Éric Zemmour, c’est plus compliqué en ce qui concerne la candidate du Rassemblement national. Certains marqueurs comme l’antisémitisme ont complètement disparu du discours de Marine Le Pen. Elle se veut la défenseuse de la République et de la laïcité, quand la première était pour son père la gueuse, ce qui l’éloigne de la pure tradition d’extrême droite.

D’autres marqueurs l’y ramènent pourtant, comme la préférence nationale telle qu’elle la théorise avec la révision de la Constitution et la remise en cause de son préambule rappelant les droits de l’homme, mais également, le rejet virulent des immigrés et la critique des élites. Le point majeur de différenciation de ce bloc d’électeurs par rapport à celui de Jean-Luc Mélenchon, c’est le rapport à l’autre : dans le monde de Le Pen et de Zemmour, on se méfie de l’autre. Le paroxysme, c’est l’étranger, bien sûr, mais on se défie aussi de ceux que l’on ne connaît pas ou de loin. Chez les mélenchonistes, il y a beaucoup plus de confiance spontanée. Et il y a également la hantise du déclin et de la disparition. D’où ce thème récurrent de la désubstantialisation de Pétain à Zemmour, en passant par Le Pen : la préoccupation démographique et les ennemis de l’intérieur hantaient Pétain, le grand remplacement ou la submersion par les étrangers ou les mauvais Français obsède Le Pen et Zemmour. Il n’y a absolument pas cela chez Mélenchon et ses électeurs.

Ce qui les réunit malgré tout, rendant possibles des passerelles entre eux, c’est la question sociale. Les électeurs de Marine Le Pen font de la crise sociale leur préoccupation première, avant la crise identitaire. C’est uniquement chez Zemmour que la question identitaire prime. Et Marine Le Pen l’a bien compris, lorsqu’elle tente de séduire les électeurs de Mélenchon en mettant en avant les thématiques du pouvoir d’achat et du refus de la retraite à 65 ans. L’autre point qui relie leurs électeurs, c’est l’insatisfaction vis-à-vis de sa propre vie, un indicateur très prédictif du comportement électoral. En moyenne, un Français sur deux seulement se dit satisfait de la vie qu’il mène. On tombe à 36-38 % chez les électeurs de Le Pen et de Mélenchon, contre 65 % chez les électeurs de Macron.

Comment dépeindre cette France du macronisme ?

Cette troisième France, c’est tout l’opposé des deux précédentes. Ce sont des gens qui sociologiquement vont bien, sont plus aisés et diplômés, n’ont pas de problèmes de fin de mois, sont confiants envers l’avenir et les autres, font de l’Europe un élément important, et pour qui les étrangers ne constituent pas une menace. Ils veulent du social et de l’environnement, tout en étant attachés à l’économie de marché. Ils veulent de l’ordre, mais aussi le respect des libertés individuelles, avec un équilibre entre les droits et les devoirs.

Dans ces trois France, il n’y a donc plus beaucoup de place pour le PS et les LR. Ils ont certes toujours une raison d’être, mais elle est faible et draine une portion congrue d’électeurs, tant ces formations n’ont pas su se renouveler. 2022 est donc bien la deuxième étape de la recomposition politique amorcée en 2017, avec la quasi-disparition de l’ancien clivage gauche-droite et l’apparition d’une tripartition aux contours différents, mais celle-ci était en réalité depuis longtemps en gestation.

Comment faire rentrer trois France dans deux, puis une seule à l’arrivée ?

On n’y arrive par définition que très imparfaitement ! Certains mélenchonistes refuseront d’entrer dans cette opposition entre deux blocs et n’iront pas voter. D’autres iront du côté de la France de Marine Le Pen via la question sociale, celle du pouvoir d’achat, de l’opposition entre ceux « d’en haut » et ceux « d’en bas », du rapport à la mondialisation. Une autre partie enfin, normalement plus importante, votera pour Macron en s’opposant à une société du rejet de l’immigration et de l’autre.

Peut-on parler d’une quatrième France qui serait celle de l’abstention ?

Oui, il y a cette France qui n’y croit plus et décroche de la scène électorale. C’est une France encore plus précaire, plus en marge, encore plus déçue par la politique, et qui n’en attend plus rien. C’est la quatrième France, caractérisée par une rupture plus profonde avec les jeunes. Mais elle est moins chimiquement pure que les autres familles.

Qui peut tendre la main à qui et comment ?

Emmanuel Macron ne peut la tendre que vers la France de gauche, car il a déjà absorbé et digéré la droite traditionnelle. Le bloc que représente Marine Le Pen est son adversaire prioritaire. Le clivage nationaux-progressistes existe bien. Toute la difficulté du président sortant est d’aller chercher des électeurs de gauche qui, chez Mélenchon, sont viscéralement en opposition avec lui, car il incarne la France qu’ils rejettent. Sa difficulté est grande. On le voit dans sa tentative d’arrondir les angles de sa réforme des retraites, après avoir tenu une position typique de la droite sur le RSA et l’assistanat. Idéologiquement parlant, les électeurs de Mélenchon ne peuvent aller vers Macron. Ils l’ont fait en 2017 à hauteur de 52 % – tandis que 7 % seulement avaient voté pour Le Pen, les autres s’étant abstenus –, mais Macron n’était pas le sortant et nous ne sommes plus dans ces proportions : à ce stade, un gros tiers des électeurs de Mélenchon déclarent être prêts à voter pour Macron, 20 % environ pour Le Pen et le reste s’abstient ou vote blanc ou nul.

« Le moteur restera la puissance du rejet de Marine Le Pen plus qu’une quelconque adhésion à Macron »

La vraie question est donc celle-ci : la France de Marine Le Pen peut-elle apparaître assez répulsive pour ces électeurs au point qu’ils ne restent pas à la maison et qu’ils aillent voter Macron ? Le moteur restera la puissance du rejet de Marine Le Pen plus qu’une quelconque adhésion à Macron. Cela les amène à se demander si elle demeure un danger pour la République, ou s’ils considèrent qu’il y a des points communs, comme la réforme des institutions, ou la proposition de s’adresser plus régulièrement au peuple par voie de référendum. Nous sommes dans un moment historique.

Quelles concessions Emmanuel Macron peut-il faire ?

Une concession me paraît facile à faire pour lui, c’est précisément la question institutionnelle. Un recours accru au référendum, des consultations régulières, une introduction de la proportionnelle, une meilleure représentation des Français. Macron a évoqué l’idée d’un « débat permanent ». Le propos reste très général, mais c’est une thématique qui peut parler aux électeurs de gauche. Il peut aussi agir sur les questions environnementales en renforçant cette dimension. Mais le dur du dur, ce sont les retraites. En annonçant vouloir fixer l’âge de la retraite à 65 ans, Macron a pris un risque inutile et colossal. Les Français nous disent avec constance, et les actifs encore plus, qu’ils n’en veulent pas. Agiter ce chiffon rouge, c’est forcément braquer le pays, particulièrement à gauche. C’est une erreur électorale mais, au-delà, cela renvoie aussi à une vision de la société, de la place accordée au travail et à la création de richesses. Même si Macron explique que cet argent permettra de relever les petites retraites et d’améliorer la protection sociale, il y a, dans ce débat autour de la retraite, un idéal-type qui n’est pas celui de la gauche.

Est-ce le signe d’un certain exercice solitaire du pouvoir ?

Votre question renvoie à la promesse fondamentale non tenue de Macron en 2017. Il s’était engagé à débloquer ce qui n’allait pas dans ce pays en changeant la manière de faire de la politique et en s’appuyant davantage sur la société civile. Or, il est resté dans la verticalité. Il peut réactiver cette promesse fondamentale, mais ce sera difficile. Le second tour est en général inscrit dans les chiffres du premier tour. Macron part à 54 %. Mais, compte tenu de sa difficulté à aller chercher la France de gauche et de la présence d’une extrême droite qui fait moins peur, l’écart peut se resserrer. Quel que soit le résultat du 24 avril, on risque d’assister ensuite à une recrudescence de tensions sociales, de contestations, de mouvements violents qui prendraient le relais d’une démocratie insuffisamment installée aux yeux des Français. C’est la grande différence avec l’avant-1981. Mitterrand développait l’idée qu’on n’était pas en démocratie faute d’alternance, mais cela ne se traduisait pas par une contestation aussi violente. Aujourd’hui circule l’idée que c’est dans la rue, par les conflits, voire par la violence, qu’on peut obtenir ce que l’on n’a pas obtenu par les élections et que nous ne serions pas en démocratie. La frustration, la rancœur et maintenant la colère et, parfois, la haine se sont installées.

Qu’est-ce qui distingue le plus le bloc de Macron et celui de Le Pen au-delà du patrimoine ou de la sociologie ?

Le marqueur, c’est la relation à l’autre, la méfiance envers l’autre ou la relation spontanée de confiance à l’autre. C’est un noyau politique indépendant des circonstances économiques et sociales. Le « eux contre nous ». Et ce qui unit toutes ces France, c’est une demande de protection. C’est à qui protégera le plus les Français. Macron l’a compris à la suite du mouvement des Gilets jaunes et en a fait la démonstration durant la pandémie. Le Pen défend aussi cette idée en cherchant à apparaître comme une puissance d’ordre tranquille. La seule solution pour Macron est dès lors de montrer qu’elle peut être une puissance de désordre : désordre économique et social, désordre dû à l’absence d’un personnel politique compétent et désordre au niveau européen. Cela nous conduit à une campagne de rejet et non d’espérance, avec une Marine Le Pen qui fait moins peur et donne le sentiment à beaucoup qu’elle peut améliorer leur situation. L’affiche est la même qu’en 2017, mais, si les visages n’ont pas changé, ce ne sont plus tout à fait les mêmes acteurs. 

 

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO

Dessins JOCHEN GERNER

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