Emmanuel Macron et Marine Le Pen portent-ils deux visions fondamentalement différentes quant au rôle de la France dans le monde ?

Oui, sans aucun doute. Il y a un côté presque trumpien chez Marine Le Pen, qui défend non seulement « la France d’abord », mais aussi la France « seule ». À l’inverse, Emmanuel Macron est beaucoup plus classiquement européen, voire mondialiste. Ce sont deux France complètement différentes, avec le multilatéralisme mis en avant par Macron et l’unilatéralisme par Le Pen.

Marine Le Pen dit placer les « intérêts de la France » avant tout. Qu’est-ce que cela signifie concrètement ?

D’abord, je pense qu’il y a une contradiction entre la fin et les moyens. Est-ce vraiment dans l’intérêt de la France – au moment où la guerre est de retour en Ukraine, au moment où la principale menace pour la sécurité de l’Europe et du monde est la Russie – de privilégier le rapprochement avec Moscou, comme elle le dit, une fois que la paix sera signée ? Il y a, me semble-t-il, une contradiction majeure entre les exigences du temps présent et l’amateurisme idéologique de Marine Le Pen.

« La politique proposée par Marine Le Pen est profondément inquiétante »

C’est au moment où l’on a le plus besoin de l’Europe, de nos alliances traditionnelles pour équilibrer les ambitions irresponsables de Poutine, qu’on irait regarder de son côté ? Avec, qui plus est, un argumentaire très pauvre, puisqu’il faut selon elle tout faire pour éviter de mettre la Russie dans les bras de la Chine, alors qu’en réalité, c’est déjà fait ! Se rapprocher de Moscou pour éviter que Moscou ne se rapproche de Pékin, c’est une erreur de chronologie ou une faute d’inattention. Marine Le Pen conjugue là amateurisme géopolitique et péché idéologique.

A-t-elle désormais une position claire sur la place de la France dans l’Union européenne ?

Je ne crois pas. Certes, elle a mis beaucoup d’eau dans son vin anti-européen pour des raisons tactiques. Elle ne parle plus de quitter la zone euro, mais sa vision économique, ses choix budgétaires et ses choix géopolitiques placeraient la France, si elle arrivait au pouvoir, en porte-à-faux complet avec le reste de l’Union européenne. En réalité, au niveau des valeurs, des accords, du vécu de l’Union européenne, l’arrivée de Marine Le Pen à l’Élysée serait un séisme pour l’Union. Et je suis très frappé de voir à quel point on trouve chez certains électeurs de droite une tendance à minimiser les conséquences négatives qu’aurait son accession au pouvoir. Pour moi, cela traduit l’existence d’une pensée d’extrême droite qui s’est répandue dans la droite et qui, comme un poison dans le fruit, l’a pervertie. Marine Le Pen a adopté une ligne d’ambiguïté structurelle à l’égard du projet européen, et nous ne saurions être dupes de ces évolutions, qui sont purement de façade. Certains ont parlé de « village Potemkine ». C’est tout à fait mon ressenti. Sur le fond, rien n’a changé, mais sur la forme, il s’agit de ne pas désespérer les électeurs qui auraient peur d’un changement trop grand.

La conception de la politique étrangère d’Emmanuel Macron a-t-elle évolué avec l’exercice du pouvoir ?

Il a beaucoup appris et intégré la complexité et le tragique du monde. Au cours de son mandat, il a péché par orgueil à plusieurs reprises – au Liban, en Libye… –, et on a retrouvé dernièrement cette dérive un peu narcissique le portant à penser qu’il pouvait séduire naguère Trump et aujourd’hui Poutine. Comme si, en six heures de dialogue, il allait interrompre le cours de l’histoire. Il y avait là une certaine naïveté, et on peut supposer que sa position aurait peut-être été plus confortable à la veille du second tour s’il avait consacré plus de temps à s’adresser aux Français, et moins à parler à Poutine. Mais sur la relation avec les pays européens et avec les États-Unis, sur sa lecture de la guerre et le comportement de la France, le bilan reste globalement positif. Il a montré qu’il n’y avait pas d’ambiguïté chez lui, qu’il comprenait la nature manichéenne du conflit qui était en cours et qu’il était du côté du bien, alors que Marine Le Pen flirte avec le mal.

Cette dernière met pourtant en avant sa capacité à « protéger » les Français…

Marine Le Pen a en effet réussi à faire passer l’image d’une Marianne protectrice : ce n’est pas ce que dit Marine Le Pen qui rassure les Français, c’est la perception de ce qu’elle est. Tandis qu’Emmanuel Macron, avec son profil de jeune homme trop brillant, peine à renvoyer une image dont la population peut se sentir proche. Alors que, sur le fond, c’est l’inverse. La politique proposée par Marine Le Pen est profondément inquiétante, avec un amateurisme particulièrement frappant au niveau économique et géopolitique, et représente un danger bien réel au niveau politique. À un moment donné, on doit juger les personnalités politiques à partir de leur fréquentation, et les fréquentations de Marine Le Pen me paraissent douteuses. Il y a Poutine, bien évidemment, mais aussi Orbán. Et l’introduction d’une démocratie illibérale en France serait une catastrophe pour les Français, pour l’Europe et pour la cause de la démocratie. Peut-être que lorsqu’on a toujours connu la liberté, on a du mal à comprendre ce que son absence peut signifier. Mais il suffit de regarder ce qui se passe en Hongrie pour être inquiet.

Qu’est-ce que l’écho rencontré par les positions de Marine Le Pen dans une large frange de la population française traduit du rapport des Français eux-mêmes au reste du monde ?

Je crois qu’une France qui serait beaucoup plus confiante, beaucoup plus sûre d’elle-même, beaucoup plus positive, n’aurait pas peur de se confronter, de s’ouvrir, d’apprendre du reste du monde. Au fond, cette culture du repli traduit une culture de défiance. Il est clair que cette distinction de Jérôme Fourquet entre la France d’en haut et la France d’en bas, qui reprend la vision classique des haves et des have-nots, se retrouve de manière incroyable dans les votes des Français. Ces deux France face à face, c’est la rencontre de la colère contre la peur. Laquelle de ces deux émotions va l’emporter ? Ce sera l’une des clés de ce scrutin. 

 

Propos recueillis par JULIEN BISSON

 

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