Le record historique attendu le 10 avril ne s’étant pas produit, le niveau d’abstention enregistré lors du premier tour, de quatre points supérieur à celui de 2017, passe quasiment inaperçu. Il indique pourtant clairement la poursuite d’une décrue généralisée de la participation électorale qui, progressivement, atteint le dernier scrutin encore capable de mobiliser massivement. Dans une France marquée par le désenchantement politique et la défiance à l’égard des élus, dans une France désaffiliée où les étiquettes partisanes ne font plus sens et où les grands repères traditionnels gauche-droite peinent à orienter les suffrages, nombre des votants d’un jour sont les abstentionnistes du lendemain. À l’échelle d’une séquence électorale intégrant la présidentielle et les législatives, les abstentionnistes systématiques ne représentent en réalité qu’une minorité de 15 % des inscrits, réduite à 10 % si l’on ne tient compte que des citoyens bien inscrits, donc en situation de voter facilement : il n’y a pas, en France, de rejet de la démocratie représentative. En revanche, les votants systématiques ne représentent plus qu’un tiers des inscrits : c’est la France des séniors qui continuent de voter par devoir même quand ils sont désenchantés ; c’est aussi la France des diplômés et des gens aisés, des Français politisés, la France qui active des procurations si elle est empêchée de se déplacer : celle qui vote quoi qu’il arrive et sur laquelle les modalités et l’intensité de la campagne électorale ont donc le moins d’impact. Pour une grosse majorité de citoyens, la participation est à l’inverse désormais conditionnée, incertaine, possible néanmoins jusqu’au dernier moment si un enjeu politique est perçu comme important, la peur et le rejet pouvant mobiliser autant que l’adhésion enthousiaste. L’entraînement par leur entourage – famille, amis – des moins prédisposés à se déplacer joue aussi à plein : on vote d’autant plus en groupe qu’on vote rarement.

Dans cette France des intermittents du vote, les déterminants sociaux démographiques continuent de peser fortement sur la participation. Le 10 avril, l’abstention a été jusqu’à deux fois plus élevée dans les territoires populaires, plus jeunes, plus fragiles économiquement, moins diplômés que la moyenne, que dans les centres-villes aisés ou les villages ruraux, dont les habitants sont plus constants dans leur vote même s’ils recourent plus facilement au vote blanc. Presque partout, l’abstention a été plus importante en 2022 qu’en 2017. Toutefois, sa hausse a été plus contenue dans les territoires où il est habituel d’enregistrer les records de non-vote. Stimulés par la perspective d’une présence au second tour dessinée quelques jours avant le jour J, les jeunes des quartiers de grands ensembles se sont par exemple fortement mobilisés en faveur de Jean-Luc Mélenchon, compensant pour partie la démobilisation non moins évidente des milieux populaires électeurs de la droite républicaine qui s’étaient partagés entre la candidature d’Emmanuel Macron et celle de François Fillon en 2017. Contrairement aux électeurs de droite au niveau de vie plus confortable – dont une partie a manifestement boudé les urnes dimanche, mais qui céderont sans doute à la logique du front républicain, tout comme les électeurs de gauche qui ont hésité entre l’abstention et le vote Mélenchon dans le cadre d’une stratégie de vote utile –, les votants du premier tour issus des catégories populaires et des petites classes moyennes pourraient ne pas revenir aux urnes dès lors que leur candidat n’est plus en lice. De la même façon qu’il produit du vote désabusé, une alternative à l’abstention, le désenchantement politique réduit l’efficacité de l’appel au front républicain : nombre de citoyens minimisent aujourd’hui l’impact qu’aurait sur leur vie l’élection d’une présidente d’extrême droite et ne sont pas prêts à voter pour un sortant dont ils ne veulent plus. Voilà pourquoi l’issue du scrutin n’a jamais autant dépendu du niveau de participation. 

 

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