« N’hésitons pas à voter, mais surtout restons vivants. »

Ce furent les derniers mots que je prononçai sur scène, lors d’un concert avec mon groupe samedi 9 avril, la veille du premier tour de l’élection. Dans la salle, partout, la danse, les cris et la sueur. Cette fièvre singulière de la musique. Et comme en état second, cette nuit-là, je couvais l’espoir infime – quoique raffermi – que le lendemain l’urgence écologique et sociale parviendrait à se faire une place dans le débat d’entre-deux-tours. Débat que nous, les moins de 34 ans – tranche d’âge la plus abstentionniste de France, mais aussi celle chez qui l’Union populaire est arrivée en tête –, aurions suivi avec attention. Avec le désir qu’enfin, on nous parle.

« N’hésitons pas à voter, mais surtout restons vivants. »

Ce furent les derniers mots. Après ça, rideau. Le soleil du lendemain. La tension et l’insouciance. Les stories dans l’isoloir. Les premières estimations. Et puis rien. Rien ou presque, quelques milliers de voix de différence entre les premiers candidats, les montagnes russes qu’on sait, la défaite à minuit, l’amertume qui a suivi dans ma bulle numérique, les visages abattus et les blagues tristes des réseaux. Oui, rien ou presque. Ou plutôt : un presque rien. Car au cœur de tout ça, il me semble qu’il s’est passé quelque chose. Un discours.

À nous donc de continuer d’agir, dans les mois et les années qui arrivent, pour raviver les histoires auxquelles nous croyons

Ce n’est pas grand-chose, un discours. C’était tout. En théorie, les discours politiques sont la chance d’événements ; on les écoute avec l’espoir secret qu’ils nous emporteront là où l’on ne se savait pas capables d’aller. Dans les faits, pourtant, ça fait des années que je m’ennuie ferme en entendant les personnalités politiques parler. Je les écoute, par devoir et curiosité, mais, intimement, je n’arrive plus à en attendre quelque chose. Comme vous, peut-être, je ne crois plus à leur ton. Depuis douze ans, c’est-à-dire depuis que je suis en âge de voter, je me suis résignée à l’idée d’une novlangue électorale et de comédiens en costume qui s’adressent à d’autres qu’à moi. Ces mots désincarnés, ces enthousiasmes feints et ces éléments de langage « où servilité et pouvoir se confondent », comme dirait Barthes : pas pour moi.

Et pourtant, en écoutant l’autre soir, après sa paradoxale défaite à 22 %, le discours de Jean-Luc Mélenchon (à l’égard duquel, comme beaucoup, j’avais jusqu’alors des réticences), force est d’admettre que j’ai éprouvé quelque chose. J’ai cru aux mots qu’il prononçait. J’ai été traversée d’un frisson.

Sisyphe. C’est la figure de Sisyphe qui m’a réveillée. Sisyphe, celui qui remonte sans cesse une pierre qui retombe en bas d’une montagne, me paraît depuis l’adolescence un mythe juste de ce qu’est la vie. Une chose absurde, qu’il faut néanmoins affronter avec grâce. Car est-ce que la prise de conscience de l’absurdité de la vie (ou de l’absurdité d’un vote) entraîne nécessairement le désespoir ? Oui, et pourtant non. Non, car il y a aussi la possibilité de la révolte. Ça, c’est ce que dit Camus à propos de Sisyphe, et c’est cette pensée, infime et ample qu’a réveillé en moi le discours de l’autre soir.

Un discours qui m’en a remémoré un autre. En 1903, dans le lycée d’Albi où il a lui-même été élève, Jean Jaurès s’adresse aussi à la jeunesse, lui rappelant que « les forces de sagesse, de lumière, de justice, ne peuvent se passer du secours du temps » et qu’il faut être patient, « la nuit de la servitude et de l’ignorance n’étant pas dissipée par une illumination soudaine et totale, mais atténuée seulement par une lente série d’aurores incertaines ».

Nous y voilà.

La pierre vient à nouveau de tomber en bas de la montagne. Sisyphe, pareil à la gauche, s’apprête à recommencer à zéro son épuisante ascension vers le pouvoir. On peut alors détourner son regard. On peut aussi le fixer avec attention. Car c’est à cet instant que le visage de Sisyphe est le plus intéressant. La vie, incertaine, y renaît. Et c’est en même temps risible et vaillant que Sisyphe se saisit de la pierre. C’est fort de sa vulnérabilité qu’il redémarre.

Ce n’est pas rien, des mots qui vous regardent enfin dans les yeux

Les plus belles prises de parole sont, je crois, à la fois pleines d’aplomb et conscientes de leur insuffisance. Or, quelque chose d’assuré et de fragile parvient à se tenir, depuis quelques semaines, entre l’alternative néolibérale et xénophobe que nous présente le second tour de l’élection. Un élan renaît de ses cendres.

S’il y a eu, pour la gauche, une défaite le soir du premier tour, je veux aussi croire qu’il y avait, embusquée, une renaissance. Celle du langage.

Ce n’est pas rien, des mots qui vous regardent enfin dans les yeux.

Phénix ou Sisyphe, les mythes sont faits pour que l’imagination les anime et leur donne de la consistance. À nous donc de continuer d’agir, dans les mois et les années qui arrivent, pour raviver les histoires auxquelles nous croyons. Des histoires notamment où les plus faibles – qu’il s’agisse de femmes, d’hommes, d’animaux ou de forêts – ne sont pas toujours les plus perdants. Dimanche prochain, comme aux élections législatives des 12 et 19 juin prochains, n’hésitons pas à aller voter. Et surtout, restons vivants. 

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