Qui sont ces « classes figées » dont vous parlez dans votre livre ?

Elles incluent neuf Français sur dix, exactement la proportion de celles et de ceux qui font leurs courses régulièrement dans les grandes surfaces. La situation n’est évidemment pas la même, par exemple, pour une personne faisant partie des 14 % de la population vivant sous le seuil de pauvreté et pour un couple d’enseignants – même si ces derniers ont perdu un quart de leur pouvoir d’achat en vingt ans. Cependant, mon hypothèse est que, par-delà les différences de revenus, on retrouve des problématiques communes d’empêchement concernant la consommation, le logement, les déplacements, la relation au travail. Leur capacité à réagir face aux crises, aux risques et aux incertitudes s’est fortement dégradée. L’horizon des classes figées se rétrécit : « Le monde s’étrique », comme l’a écrit Boris Vian dans L’Écume des jours.

La France ne serait-elle donc plus un pays de classes moyennes ?

Ce concept du primat des « classes moyennes » a été proposé par le sociologue Henri Mendras dans son livre de 1988 La Seconde Révolution française pour décrire la France ente 1965 et 1984. Avec la fin des Trente Glorieuses, nous sommes entrés dans une ère nouvelle, caractérisée par une multiplication des crises, lesquelles se sont amplifiées depuis 2008. Seule une minorité resserrée a les moyens de les affronter. Je comprends que le concept de « classes moyennes » ait une utilité pour les politiques qui s’y réfèrent fréquemment, mais il ne me semble plus pertinent pour comprendre la société dans laquelle nous vivons.

Qu’est-ce que ces crises ont modifié en profondeur ?

La société française des Trente Glorieuses était marquée par une dynamique d’ascension sociale intergénérationnelle et de mobilité des revenus. Aujourd’hui, comme l’a démontré le sociologue Louis Chauvel, il faut statistiquement cent ans pour qu’un ouvrier espère rattraper le niveau de vie d’un cadre. Il devient de plus en plus difficile de se projeter positivement et activement dans le futur. Dans les années 1970-1980, on trouvait autant de propriétaires dans toutes les catégories de revenus (autour de 50 %). Aujourd’hui, les taux d’accession à la propriété sont tombés à 35 % dans les classes populaires et montés à 75 % pour les Français les plus riches, du fait de l’explosion des prix de l’immobilier, mais aussi d’une faible dynamique des revenus et des carrières. La mobilité intergénérationnelle a beaucoup reculé. Ce qui fait qu’une grande majorité de Français a le sentiment de ne plus pouvoir se construire un avenir et d’être assigné à un destin, au sens des tragédies grecques.

D’où vient cet écrasement des salaires ?

Le marché de l’emploi s’est modifié ; en quarante ans, l’âge d’accès à un premier emploi a reculé de sept ans, les perspectives d’évolution salariale se sont dégradées, la polarisation des emplois progresse à un rythme particulièrement soutenu. En France, l’ubérisation des emplois est également plus marquée qu’ailleurs : aux États-Unis, travailler pour une plateforme constitue souvent un complément de revenu pour des salariés. En France, c’est le revenu principal des autoentrepreneurs, qui portent eux-mêmes l’ensemble des charges et des risques. La sémantique a son importance, on parle de plus en plus de « jobs », avec ce que cela signifie de temporaire et de réducteur, plutôt que de métiers dans lesquels on progresse, on se forme, on trouve un sens. Il y a une pente française vers la précarisation du travail et des conditions d’existence.

Est-ce donc cette France que l’on retrouve majoritairement dans les grandes surfaces ?

Oui, et cette France a un rapport à la consommation marqué par un profond sentiment d’impuissance économique. La question n’est plus : « Que vais-je pouvoir acheter ? » mais : « à quoi vais-je devoir renoncer ? » C’est lié à la problématique devenue majeure du « reste à vivre ».

C’est-à-dire ?

Quand Annie Ernaux parlait de « désirs et d’espérances raisonnables » à propos des années 1960, la part des dépenses pré-engagées (logement, assurances…) était de 12,5 % du revenu des ménages. Elle a aujourd’hui plus que doublé (29,4 %), avec l’augmentation du coût du logement, de l’électricité, l’ensemble des abonnements indispensables au quotidien (téléphonie, Internet, streaming…), etc. De ce fait, tout désir revêt très vite les habits du déraisonnable. Suivant leur niveau de revenus, les clients des grandes surfaces vont se tourner plus ou moins vers les marques distributeurs, les premiers prix, les bonnes affaires ; ils vont avoir une sensibilité plus ou moins forte aux promotions et au cagnottage, mais ils partagent une préoccupation : neuf Français sur dix se disent personnellement préoccupés par leur pouvoir d’achat. Avec l’inflation, les Français ont non seulement diminué leur consommation en volume mais aussi en valeur, phénomène qui a surpris les économistes : ils ont surcompensé la dynamique inflationniste. Cette réaction de très grande prudence exprime parfaitement l’angoisse des classes figées qui se sentent empêchées au présent et qui imaginent un avenir encore plus dégradé.

Pourquoi la question du temps est-elle selon vous importante ?

Notamment parce qu’elle est étroitement liée à la problématique de la mobilité. En 2005, le géographe Éric Le Breton a calculé que la distance vitale moyenne que les Français devaient parcourir pour accéder à l’école, à l’emploi, à la consommation, à la santé, aux services publics, avait doublé en trente ans : de vingt à quarante kilomètres – c’est énorme ! Cela place les populations éloignées du cœur des métropoles dans des situations financièrement complexes (et délicates face à la transition écologique) quand elles se déplacent en voitures. Et dans un épuisement quotidien quand elles prennent les transports en commun (TER ou RER), marqués par des pannes et des retards en cascade. J’ai calculé que les retards et annulations de TER pouvaient faire perdre, dans leur proportion actuelle, jusqu’à six mois d’existence au cours d’une vie de travail. Face au moindre incident, les classes figées peuvent se retrouver enfermées dans des bulles d’isolement total.      

Nous vivons pourtant dans une société marquée par une accélération continue.

C’est tout le problème. Le temps collectif va de plus en plus vite et cette accélération, dont le philosophe allemand Hartmut Rosa a montré le caractère aliénant, nous donne le sentiment de courir sans cesse après le temps. Les multiples discordances entre temps personnels et temps collectifs sont au cœur des difficultés des classes figées. La sensation d’une urgence du temps collectif cumulée à un temps personnel extrêmement contraint peut engendrer des situations catastrophiques, y compris sur le plan psychique. C’est particulièrement vrai pour les travailleurs précaires.

« Dans les supermarchés, on retrouve des tensions et un fort besoin de reconnaissance et de solidarité »

Pourquoi ?

Celles et ceux qui travaillent pour les plateformes ou dans le nettoyage – une femme sur dix en France – ne cessent de perdre du temps de façon contrainte, forcés d’attendre le signal d’une commande ou de passer de nombreuses heures dans les transports pour se déplacer sur les différents sites les employant à temps partiel et en horaires décalés, comme l’a raconté Florence Aubenas dans Le Quai de Ouistreham. Au total, ces travailleurs pauvres ne sont payés que la moitié du temps mobilisé. Ces pertes de temps sont encore plus insupportables dans une société qui survalorise la vitesse. L’extension de ces conditions dégradées de travail, y compris dans des emplois plus stables, est source d’un mal-être de plus en plus répandu face « à un travail peu reconnu et vide de sens », comme l’a analysé l’anthropologue Philippe d’Iribarne.

Comment les grandes surfaces se retrouvent-elles investies par les classes figées ?

On y retrouve concentrées beaucoup de problématiques qui les concernent. Le sentiment d’urgence atteint la sphère de la consommation : il faut pouvoir s’adapter au temps collectif extrêmement rapide pour ne pas manquer une promotion, pouvoir se présenter, malgré les contraintes, à l’ouverture du magasin pour bénéficier d’un des bacs à prix bas qui vont s’arracher, réussir à adapter sa consommation à la disparition des marges de manœuvre budgétaires.

Les supermarchés sont-ils des lieux d’expression des tensions sociales ?

S’y expriment à la fois des réactions d’agressivité mais aussi le désir de tisser des relations humaines, des microsolidarités qui peuvent être autant de microréparations. Les tensions sont évidemment liées à une consommation basée non plus sur le plaisir mais sur le contrôle et la contrainte. Et aussi au fait que nous vivons dans une société de l’indifférence dans laquelle on a perdu l’habitude de prendre soin des autres, d’exprimer de la considération, d’entrer en interaction avec des singularités différentes de la nôtre. C’est particulièrement visible lors du passage aux caisses, où le respect minimal ne s’exprime pas toujours : ranger son téléphone, adresser un « bonjour » voire un sourire, bref, une cordialité même sommaire à destination de la personne qui enregistre vos achats. C’est d’autant plus fondamental qu’un très fort besoin de considération et de reconnaissance s’exprime dans notre société. Les supermarchés sont des lieux où la considération peut prendre le pas sur la facilité du repli, pour peu que chacun s’y attache.

Comment ces microsolidarités peuvent-elles se déployer ?

De multiples façons. Le supermarché est un endroit où l’on peut prendre conscience que la problématique du pouvoir d’achat est collective et non individuelle. C’est ce qu’avaient tenté de mettre en avant les Gilets jaunes sur les ronds-points au début du mouvement, en s’échangeant leurs feuilles de paie. Cette conscience d’un vécu en partage est une première étape essentielle si l’on veut faire société. Les employés des grandes surfaces, qui sont confrontés aux mêmes problématiques d’empêchement que leurs clients, sont bien placés pour leur venir en aide au quotidien. Ils tissent des relations humaines parfois fortes avec les clients réguliers. Leur engagement professionnel est socialement essentiel, ce qui rend d’autant plus difficile à vivre les expressions d’indifférence ou le manque de civilité. On retrouve en fait dans le supermarché, de manière frappante, une forte demande d’attention : les clients peuvent l’exprimer dans des moments de tension en réclamant de bénéficier de la même promotion que les autres, de gagner aux jeux concours ou de ne pas être floués par une erreur de prix. Les employés des grandes surfaces l’expriment également : célébrés comme acteurs de la première ligne le temps du Covid, leur utilité sociale majeure a été un peu vite oubliée. Ils ont pourtant le désir légitime d’être reconnus dans leur apport à l’éducation alimentaire, dans la lutte contre l’impuissance économique, dans le maintien de liens humains. Ce que le commerce électronique ou le drive ne permettront jamais. 

 

Propos recueillis par PATRICE TRAPIER

 

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