4. Le commerce pour re-faire société
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« J’ai choisi ce métier pour le commerce, pour la relation avec les gens. » De l’hôtesse de caisse au responsable du stand boucherie, en passant par le personnel dédié à l’accueil, tous ceux que nous avons rencontrés mettent en avant, à un moment ou à un autre, cette motivation initiale. Et jamais sans doute ce rôle n’a été à la fois aussi essentiel et aussi difficile.
Face à des clients dont le pouvoir d’achat se réduit, ils doivent s’adapter en permanence. Pour celui qui arrive en caisse avec l’angoisse de ne pas avoir assez, ils se font comptables : « Vous arrêtez quand je suis à 30 euros. » Pour celui qui trouve que cela ne va jamais assez vite, ils redoublent d’amabilité et de sourire, « même si ce n’est pas tous les jours facile ». Pour celui qui revient à l’accueil du magasin réclamer la promo du jour pourtant déjà épuisée, ils usent encore de diplomatie et de patience. Pour la famille qui souhaite se faire plaisir avec un beau morceau de viande, ils prodiguent conseils de préparation et astuces pour manger mieux et moins cher.
La moyenne ou la grande surface sont des concentrés de vie, des places du village où l’on se retrouve, où l’on s’entraide, où l’on se querelle à l’occasion, mais aussi où l’on s’efforce de créer ou de maintenir du lien social, du commun, du quasi-intime même parfois : « C’est ce que j’adore dans cette relation, aujourd’hui, ce côté familial. Les gens apprécient drôlement qu’on les reconnaisse. » Être « reconnu » ou « se retrouver » prennent d’un seul coup un sens plus profond que la conversation légère entre clients ou avec le personnel du magasin, ou encore que les petits surnoms affectueux – « Mme Cactus » ou « M. Glyphosate » – que l’on attribue à des clients réguliers.
On ne laisse plus ses soucis derrière soi en allant « faire les courses »
La partie n’est pourtant pas gagnée. On ne laisse plus ses soucis derrière soi en allant « faire les courses ». Avant même que l’on y dépose ses achats, le panier ou le chariot sont déjà pleins de l’angoisse du quotidien, du stress de la journée, de la méfiance à l’égard de l’autre. L’envie de se faire plaisir, malgré tout, tente de s’y faire une petite place.
Ceux qui se vivent comme des « commerçants », quel que soit leur poste ou leur fonction, ne sont pas seulement les témoins de toutes ces tensions. Pour beaucoup, ils les partagent. Ils les interprètent aussi. La hausse des prix est bien sûr souvent évoquée. Dans le flou des mémoires, l’inflation a immédiatement succédé au confinement et aurait, chez certains, tué dans l’œuf l’envie de partager et de « faire des courses, du shopping » dont les Français parlaient dans toutes les enquêtes réalisées à la sortie du confinement.
Et pourtant, « on doit se tenir, on doit tenir », nous disent les « premières lignes » : écouter, comprendre, sourire aussi à celui qui s’énerve. Au cœur de cette société en miniature qu’est le monde des courses, elles jouent un vrai rôle d’amortisseur. Elles encaissent et, à leur niveau, tissent ou retissent du lien social, du commun.
Ce « commerce » prend heureusement tout son sens quand les clients y répondent, y font écho. Les efforts déployés pour ne pas perdre son sang-froid face à un acheteur désagréable sont vite oubliés lorsqu’on voit revenir, chaque matin, les habitués, leur sourire, leur bonjour, leur merci, leur au revoir. « Vous ne savez pas la place que vous prenez dans ma vie », leur dit-on même parfois.
Témoin ou acteur des petites joies quotidiennes, il en perçoit aussi toutes les duretés
L’hôte ou l’hôtesse de caisse ne néglige aucun signe de reconnaissance. Il perçoit comme une confirmation de son rôle social la connivence discrète du chaland qui « choisit sa ligne » pour échanger avec celle ou celui qu’il ou elle apprécie le temps d’un passage en caisse, quitte à s’attarder un peu : « Il y a même un petit papy qui m’a fait mon thème astral. » Il s’émeut encore quand, chaque semaine, des clients ajoutent à leur panier de course un paquet de bonbons qu’ils lui offrent, « à partager avec vos collègues ». Mais cela ne manque pas de l’inquiéter : « Sont-ils si seuls que cela pour nous réserver ces gentillesses ? » Témoin ou acteur des petites joies quotidiennes, il en perçoit aussi toutes les duretés : « Ils arrivent et prennent un matelas, un sommier, deux sommiers et deux matelas enfant, le crédit qui va avec. Quand on demande : c’est pour livrer ? Ils nous racontent leur vie, nous disent qu’ils sont séparés, qu’ils ont eu des problèmes. Ils nous confient un peu leurs histoires. »
Les employés que nous avons rencontrés se réjouissent malgré tout de voir le magasin (re)devenir un lieu de socialisation, d’échanges impromptus et signifiants : « Parfois, des petits groupes – c’est-à-dire 3, 4, 5 personnes – se retrouvent à un endroit, et voilà… Là, il n’y a plus de courses, il n’y a plus de liste de courses, ils conversent, tout simplement. »
Entendre les clients échanger, partager ou préparer des moments agréables, les voir s’attarder dans les rayons ou à la caisse sont, en fin de compte, autant de signaux d’un double espoir. D’abord celui, économique, d’un lieu de commerce qui tourne et leur assure un emploi durable. Ensuite, celui d’une société dont les fils se retissent et dans laquelle ils ont tout leur rôle, toute leur place.
10 villes, 10 supermarchés
L’étude dont nous publions la synthèse a été réalisée à la demande de Dominique Schelcher, PDG de la coopérative Système U, à l’occasion des 130 ans de l’enseigne de grande distribution. Le cabinet de conseil Georges a longuement interrogé 24 employés de dix magasins Usitués à Arinthod (Jura), Barneville-Carteret (Manche), Bassens et Camblanes-et-Meynac (Gironde), Chemillé-en-Anjou (Maine-et-Loire), Fontenay-le-Comte (Vendée), Hazebrouck (Nord), Marguerittes (Gard), Savigneux (Loire) et Sennecey-lès-Dijon (Côte-d’Or).
« Neuf Français sur dix sont préoccupés par leur pouvoir d’achat »
Agathe Cagé
La politiste Agathe Cagé, qui a récemment publié l’ouvrage Classes figées : comprendre la France empêchée, revient sur les difficultés quotidiennes et le rétrécissement des horizons auxquels font face aujourd’hui l’immense majorité des Français qui se retrouvent dans les supermarchés.
[Libre-service]
Robert Solé
Dans chaque supermarché, une statue devrait être érigée à la mémoire de l’Américain Clarence Saunders. C’est à cet épicier de Memphis (Tennessee) – gloire lui soit rendue ! – que l’on doit l’invention du libre-service en 1916. « Laissez le client se servir lui-même, il fera le travail à votre pla…
1. Première ligne, premières loges
En poster de ce numéro, nous présentons une synthèse en cinq chapitres de l’enquête saisissante réalisée par le cabinet Georges pour la coopérative Système U. Un document qui illustre la façon dont les supermarchés sont parmi les endroits où se manifestent le plus particulièrement la d…