En 2020, à l’occasion d’un printemps confiné, la France a pris conscience de tout ce qu’elle devait au travail de milliers d’invisibles, soignants et commerçants de première nécessité, livreurs et routiers, hôtesses de caisse, employés des rayons frais, etc. Nous les avons baptisés « premières lignes », nous les avons célébrés et puis nous les avons oubliés. Quatre ans plus tard, ces « premières lignes » sont toujours aux premières loges d’une société bousculée par la guerre en Ukraine, la hausse des prix de l’énergie, le retour de l’inflation. Particulièrement celles et ceux qui travaillent dans la grande distribution (plus de 800 000 emplois), là où neuf Français sur dix font régulièrement leurs achats.

En 2022, au sortir de la pandémie, le communicant Raphaël Llorca et le sondeur Jérôme Fourquet ont pointé, dans une note pour la Fondation Jean-Jaurès, l’importance de « la société du supermarché » où se joue la mutation de l’ère de l’abondance à celle de la restriction, « tout à la fois un espace de réaffirmation de l’appartenance à la classe moyenne et un lieu de lutte sociale », des Gilets jaunes aux agriculteurs.

Ce numéro du 1 hebdo s’intéresse à cette France des supermarchés où s’expriment les angoisses d’un pays rongé par la question du pouvoir d’achat. En mars 2024, le cabinet de conseil Georges a mené une longue enquête auprès d’employés de dix supermarchés de l’enseigne Système U, dont nous publions la synthèse : c’est un document saisissant sur « une France à cran, tendue, à fleur de peau », une France « au centime près », qui se presse avant l’ouverture des magasins les jours de promotion, qui stocke et congèle des produits proches de la péremption, une France au moral aussi fluctuant que la météo, déboussolée, les yeux rivés sur son smartphone mais réclamant égards et attention, une France partagée entre un désir de solidarité et l’envie « d’en découdre » pour un oui ou pour un non.

Cette France des supermarchés définit les contours de ce que la politiste Agathe Cagé nomme « les classes figées ». Dans un grand entretien, elle explique pourquoi neuf Français sur dix, malgré des niveaux de revenus éloignés, partagent des problématiques communes : « Ils se sentent empêchés au présent et imaginent un avenir encore plus dégradé. » C’est ce quotidien infraordinaire que nous raconte l’écrivain Sylvain Prudhomme, qui s’est installé toute une matinée au bout d’un tapis roulant à Raphèle-lès-Arles. « C’est le poste d’observation le meilleur que j’ai connu depuis longtemps », conclut le romancier. 

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