3. Une société « hyper réactive »
Temps de lecture : 4 minutes
« Hyper réactifs ». Le mot est revenu partout : les clients, et plus généralement les gens, sont devenus « hyper réactifs ». À tout : à l’actualité, aux buzz, aux offres promotionnelles, mais aussi aux plus petites contrariétés, aux autres, à la météo même…
Cette hyper réactivité se traduit d’au moins deux façons : des comportements d’achat de plus en plus imprévisibles, et une exigence, une intolérance aux imperfections, même minimes, apparemment sans précédent.
Des nouvelles de l’Ukraine à la dernière recette qui « tourne sur Insta », tout peut se répercuter rapidement dans le caddie. Dans la foulée du Covid, les soubresauts de l’actualité internationale réactivent quasi immédiatement la crainte des pénuries. Résultat ? « Des chariots complets de pâtes, de farine, de papier toilette… […] On se dit que si vraiment, demain, il y a une guerre, alors ils dévaliseront le magasin en une journée. »
Si l’inquiétude ou les promotions les plus attractives font stocker, bien d’autres choses peuvent susciter des pics d’achats que les responsables de rayon peinent parfois à comprendre. Pourquoi, tout d’un coup, tant de clients cherchent-ils le même article ? « Cyril Lignac est passé à la télé et nous a fait une super recette ? Eh bien, les gens la reproduisent, et ils ont tous besoin des mêmes ingrédients. » Pourquoi tel produit d’entretien « de grand-mère », dont « on avait dû n’en vendre que deux en un an », est-il soudain si réclamé ? Une influenceuse locale en a chanté les louanges. Pourquoi le rayon boucherie fait-il l’objet d’une inhabituelle affluence masculine ? Parce que le week-end s’annonce ensoleillé et que les grillades sont au menu : « L’été, quand il faut allumer le barbecue, gérer le pack de bière et la côte de bœuf, là, c’est monsieur qui vient au rayon. »
« On a toujours eu des gentils et des casse-pieds, seulement, là, les casse-pieds deviennent super casse-pieds. »
La météo joue en effet un rôle certain dans la fréquentation des magasins, tout en s’avérant un facteur déterminant de l’humeur des clients : « Dès qu’il pleut, les gens font la tronche. » Or, leur humeur n’est déjà pas, en moyenne, au beau fixe. Et cela se ressent d’autant plus que la moyenne cache une polarisation accrue des attitudes : « On a toujours eu des gentils et des casse-pieds, seulement, là, les casse-pieds deviennent super casse-pieds. » Il semble, en plus, que leur poids dans la population soit à la hausse.
Ce qui est nouveau, à en croire nos interlocuteurs, c’est autant l’ampleur des réactions de certains que la disproportion entre celles-ci et les causes qui les déclenchent. Globalement, « on les sent à cran ».
Dès lors, l’exigence et l’impatience montent, ici comme partout ailleurs dans la société. Et la colère n’est souvent pas très loin : une caisse – pourtant prioritaire – dont l’hôtesse laisse passer « deux femmes enceintes de suite », un produit que l’on ne trouve pas ou que l’on pense ne pas pouvoir trouver, une différence – même de quelques centimes – entre le prix vu en rayon et celui du passage en caisse, une promo qu’on a ratée et, aussitôt, le ton monte. Les clients « râlent » et exigent tout ce qui leur est dû, ou ce qu’ils estiment leur être dû : il faut se défendre, ne rien laisser passer.
En magasin comme ailleurs, la tolérance à l’autre a atteint
un seuil critique
Alors, à la caisse centrale, qui est régulièrement le réceptacle des mécontentements, on a des réclamations « pour 2 centimes » – « C’est pas pour l’argent, c’est pour le principe » –, des plaintes, même, de ceux qui ne trouvent pas normal de ne jamais gagner aux jeux à gratter proposés par l’enseigne.
L’épisode du Covid est souvent mentionné comme un point de bascule. Il aurait rendu les gens à la fois plus méfiants, plus agressifs – « Ils sont moins cools, plus renfermés » – et, sans doute, plus exigeants, moins enclins à l’effort, s’attendant à être servis et à ce que tout vienne à eux : « Ils ne cherchent même plus, on doit le faire pour eux » ; « Certains nous demandent d’aller peser les fruits à leur place… » Les hôtesses de caisse, les responsables de rayons le constatent, « ils ont moins de patience et sont plus exigeants ». Ils l’expliquent, le comprennent : la vie n’est pas simple – la leur comme celle de leurs clients. « Les gens se sont endurcis, je crois. » En magasin comme ailleurs, la tolérance à l’autre a atteint un seuil critique. Et chaque coup de rabot sur le pouvoir d’achat la réduit plus ici qu’ailleurs.
10 villes, 10 supermarchés
L’étude dont nous publions la synthèse a été réalisée à la demande de Dominique Schelcher, PDG de la coopérative Système U, à l’occasion des 130 ans de l’enseigne de grande distribution. Le cabinet de conseil Georges a longuement interrogé 24 employés de dix magasins Usitués à Arinthod (Jura), Barneville-Carteret (Manche), Bassens et Camblanes-et-Meynac (Gironde), Chemillé-en-Anjou (Maine-et-Loire), Fontenay-le-Comte (Vendée), Hazebrouck (Nord), Marguerittes (Gard), Savigneux (Loire) et Sennecey-lès-Dijon (Côte-d’Or).
« Neuf Français sur dix sont préoccupés par leur pouvoir d’achat »
Agathe Cagé
La politiste Agathe Cagé, qui a récemment publié l’ouvrage Classes figées : comprendre la France empêchée, revient sur les difficultés quotidiennes et le rétrécissement des horizons auxquels font face aujourd’hui l’immense majorité des Français qui se retrouvent dans les supermarchés.
[Libre-service]
Robert Solé
Dans chaque supermarché, une statue devrait être érigée à la mémoire de l’Américain Clarence Saunders. C’est à cet épicier de Memphis (Tennessee) – gloire lui soit rendue ! – que l’on doit l’invention du libre-service en 1916. « Laissez le client se servir lui-même, il fera le travail à votre pla…
1. Première ligne, premières loges
En poster de ce numéro, nous présentons une synthèse en cinq chapitres de l’enquête saisissante réalisée par le cabinet Georges pour la coopérative Système U. Un document qui illustre la façon dont les supermarchés sont parmi les endroits où se manifestent le plus particulièrement la d…