Tout part d’un tour de France un peu particulier : un tour de France dont chacune des dix étapes, de Nîmes à Hazebrouck, en passant par le Bordelais, le Jura ou le Cotentin, est un magasin U (petit, moyen ou grand, en ville ou à la campagne). Un tour de France initié à l’occasion des 130 ans de la Coopérative U, dont l’objectif est de recueillir la parole, toujours essentielle, de celles et de ceux qui travaillent là : qu’ils soient aux caisses, au comptoir d’accueil, à la poissonnerie, à la boucherie ou au drive. Ils sont – comme on ne dit plus – en première ligne.

Aux premières loges, également : ces hommes et ces femmes voient et entendent les Français au quotidien, dans un exercice aussi banal que révélateur : faire les courses. Si eux-mêmes se sentent parfois invisibles, leur témoignage n’en est que plus précieux.

À les écouter, une première évidence s’impose : le supermarché, c’est une France en réduction. Par plaisir ou par obligation, chacun, quels que soient son âge ou ses moyens, y passe. Les ados y achètent un soda ou un paquet de bonbons ; les salariés en pause, un sandwich ou une salade. Les familles y remplissent des caddies. Les plus âgés viennent, presque quotidiennement, y retrouver leurs voisins ou le sourire de la « dame à la caisse ». Les gens y parlent : entre eux, au téléphone, avec le personnel. Ils y manifestent leur humeur, leurs angoisses. Y préparent parfois des projets, des fêtes, y cherchent des solutions ou des idées.

Cette hausse des prix achève de bouleverser des habitudes que le Covid avait déjà ébranlées 

D’ici, tout se voit, tout s’entend. Et, d’abord, la montée continue de l’inquiétude et du ressentiment face à une inflation dont nous avions perdu la mémoire. Cette hausse des prix, que les salariés de U constatent aussi bien que leurs clients, achève de bouleverser des habitudes que le Covid avait déjà ébranlées : habitudes d’achat, habitudes de vie.

Tous nous décrivent une France à cran, tendue, à fleur de peau, parfois prête à en découdre. Une France hyper réactive, qu’une météo clémente peut réenchanter, qu’une promo ou un buzz peuvent précipiter dans les rayons, dont une guerre lointaine ou une bonne occasion peuvent réactiver les réflexes de stockage apparemment irrationnels.

Une France des smartphones, cette chose qui sert à tout : à ne pas rater une promo, à vérifier que l’on ne se fait pas avoir, à calculer le prix de 200 grammes de viande, à faire les courses « en visio avec madame », à « mettre un commentaire sur les réseaux », à calmer des enfants de « même pas 2 ans, dans le porte-bébé ». Cet outil que certains ne lâchent pas lors du passage en caisse, ignorant celui ou celle qui est en face d’eux.

Une France exigeante, impatiente, où la moindre contrariété, la moindre imperfection, le moindre contretemps semblent réveiller un sentiment d’injustice qui libère toutes les agressivités.

Une France qui compte – parfois à quelques centimes près – et a l’impression de ne compter pour personne, d’être comme ballottée au gré d’événements qu’elle subit sans toujours en comprendre l’origine : « Les gens disent : on y va, je ne sais pas où mais on y va. »

Une France qui, pourtant, ne renonce pas, et fait feu de tout bois pour préserver tout ce qui peut l’être. Pour certains, il s’agit juste de tenir la tête hors de l’eau. Pour d’autres, les choses sont plus douces mais il faut, quand même, faire attention. Pour tous, il faut choisir, arbitrer, resserrer tout ce qui peut l’être pour conserver des moments de plaisir : fêtes familiales, barbecue entre amis, vacances ou jardinage.

L’argument local fait mouche et la récente colère
des agriculteurs trouve un écho dans les rayons

Une France qui, si elle semble avoir un peu perdu de son « éducation alimentaire », ne demande qu’à (ré)apprendre et se soucie, malgré les difficultés, de la qualité et de la provenance des produits. Et se rassure de savoir que la viande vient de tout près, que le boucher connaît l’éleveur et fait lui-même ses marinades. Bien sûr, tout le monde ne peut pas. Bien sûr, même dans les zones les plus privilégiées, les portions ont rétréci. Mais l’argument local fait mouche et la récente colère des agriculteurs trouve un écho dans les rayons.

Une France, enfin, dans laquelle on vient aussi chercher au magasin, du lien, du commun, le « dialogue, le dialogue social », et où la conversation s’engage : entre habitués au détour d’un rayon, par-dessus le tapis de caisse ou au comptoir de la poissonnerie. Où l’on est content « d’être reconnu » et de retrouver, à chaque visite, des visages familiers. Les liens qui se nouent entre clients et employés semblent parfois si forts que ces derniers s’en émeuvent, touchés de ce qu’ils représentent mais interloqués, également : « Ils n’ont donc personne à qui parler, ces “solitaires”-là ? »

Un supermarché, c’est tout à la fois un lieu de passage et une place de village. Depuis ces France en miniature, on constate aussi la réduction de tant de choses : le pouvoir d’achat, le champ des possibles, la confiance en l’autre et dans l’avenir…

Ceux qui y travaillent se revendiquent commerçants. Au sens propre comme au sens figuré : ils vendent, servent et sont autant attachés à la qualité du magasin qu’à celle des contacts, à un certain savoir-être. Certains se sont décrits comme des « éponges » ou des « remparts ». Tous nous ont dit une certaine fierté d’être là, d’être utiles.

Ils sont ceux qui font tourner ces pays en réduction(s) et, peut-être, le pays lui-même. 

 

10 villes, 10 supermarchés

L’étude dont nous publions la synthèse a été réalisée à la demande de Dominique Schelcher, PDG de la coopérative Système U, à l’occasion des 130 ans de l’enseigne de grande distribution. Le cabinet de conseil Georges a longuement interrogé 24 employés de dix magasins Usitués à Arinthod (Jura), Barneville-Carteret (Manche), Bassens et Camblanes-et-Meynac (Gironde), Chemillé-en-Anjou (Maine-et-Loire), Fontenay-le-Comte (Vendée), Hazebrouck (Nord), Marguerittes (Gard), Savigneux (Loire) et Sennecey-lès-Dijon (Côte-d’Or).

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