Après les « Bonnets rouges », les « Gilets jaunes ». Lors de sa semaine d’itinérance mémorielle, le président Emmanuel Macron, au-delà de ses évidentes lacunes historiques, a souffert d’innombrables interpellations de la part de citoyens se plaignant, qui de la faiblesse du montant de leur feuille de paie – encore faut-il en avoir une –, qui des fins de mois difficiles commençant dès le 15, quand ce n’est pas plus tôt. Un mécontentement retransmis en direct sur toutes les chaînes d’information, relayant de bon gré les images d’un président voulant vendre son empathie, mais laissant transparaître à chaque instant l’espace abyssal qui le sépare du quotidien de ses concitoyens. Les Français seraient-ils d’éternels mécontents ? Nous devrions plutôt nous étonner qu’ils ne le soient pas davantage, et croiser les doigts pour que la prochaine fois, ce ne soit pas ici que la vague populiste emporte tout sur son passage. 

En 2019, le pouvoir d’achat des ménages les plus modestes reculera en France. Une première raison légitime d’être mécontent, d’autant que ces ménages ne s’en sortent déjà plus. La faute à pas de chance ? Loin de là. Car si les prévisions de croissance ont été revues à la baisse, les Français les plus riches verront, eux, leurs revenus bondir, grâce à la quasi-suppression de l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF) et à la mise en place d’un prélèvement forfaitaire unique sur les revenus du capital. D’après les estimations de l’Institut des politiques publiques (IPP), les 1 % des ménages les plus riches verront eux, au même moment, leurs revenus dopés de près de 6 %, et les 0,1 % les plus riches de plus de 20 %. Une deuxième raison d’être mécontent. Non par jalousie, mais parce que l’État a donné de la main droite plusieurs milliards d’euros à la poignée de Français les plus favorisés, tandis qu’il a repris de la gauche (où, de toute évidence, de battre son cœur s’est arrêté) quelques euros à plusieurs millions de Français qui en dépendaient pourtant pour boucler leurs fins de mois. Ce n’est pas le ralentissement de la croissance qui explique la baisse du pouvoir d’achat des plus modestes, mais la réduction des allocations logement, la sous-revalorisation des prestations sociales, la hausse de la fiscalité sur l’énergie et le tabac, ou encore la pression fiscale accrue sur les petits retraités. Autant de choix politiques qui alimentent à raison le mécontentement des Français.

Autant de choix politiques dont il faut faire l’exégèse pour mieux comprendre ce qui est en train de se jouer, vraiment. N’évitons pas le débat. Ces mesures fiscales seraient bénéfiques, favorisant par exemple les investissements – une rhétorique utilisée à loisir par le gouvernement. Soit. Sauf que les faits sont têtus. Pour commencer, jamais les hauts patrimoines ne se sont aussi bien portés en France, et l’ISF – qui avait le mérite d’introduire un peu de justice fiscale – n’a pas empêché le nombre de millionnaires de croître chaque année au cours des dernières décennies. Surtout, les mesures fiscales mises en œuvre par Emmanuel Macron depuis le début du quinquennat ouvrent de nouvelles possibilités d’optimisation fiscale. Non seulement les plus riches vont payer moins d’impôts, mais ils pourront encore un peu plus y échapper. Pourquoi Macron a-t-il fait le choix d’une telle politique, qui de toute évidence ne pouvait que mécontenter une grande majorité de Français ?

Parce que peu lui importe la majorité. Ces mesures ont été prises pour satisfaire « son électorat » – en l’occurrence son électorat du premier tour, qui est nettement minoritaire dans le pays, et bien plus favorisé que la moyenne –, mais aussi et surtout pour satisfaire ceux qui l’ont financé. C’est-à-dire une infime minorité de Français, les plus riches parmi les plus favorisés. Dans Le Prix de la démocratie (Fayard, 2018), je montre que, si à peine 0,79 % des ménages français donnent chaque année à un parti politique, ils sont 10 % à le faire parmi les 0,01 % des Français aux revenus les plus élevés. De leur côté, les donateurs qui se situent parmi la moitié des Français aux revenus les plus modestes ne contribuent en moyenne qu’à hauteur de 120 euros par an, le don moyen parmi les 0,01 % des Français les plus riches s’approche des 6 000 euros, pas si loin du plafond de dons. Or, dès 2016, cette générosité des plus aisés s’est portée largement sur En Marche !, un parti qui a levé près de 5 millions d’euros au cours des premiers mois de son existence. Et qui, de toute évidence, a su en retour remercier ceux qui l’ont financé.

Les Français ont triplement raison d’être en colère. Ils ne sont plus écoutés et ne se sentent plus représentés – un sentiment malheureusement justifié, car en choisissant de partir à la chasse aux chèques, femmes et hommes politiques ont dans le même mouvement abandonné leur électorat populaire. Nos démocraties se sont un peu partout au cours des dernières décennies transformées en ploutocratie, où le financement privé de la démocratie joue comme un nouveau cens. Cette colère sourde qui s’élève en France, on la retrouve d’ailleurs partout dans le monde et pour les mêmes raisons : en Italie, en Allemagne, au Royaume-Uni, aux États-Unis, partout où la « gauche » a abandonné les classes populaires pour ne se faire plus l’écho que de ceux qui lui ouvraient leur carnet de chèques.

D’autant que – et le mécontentement des Français devrait ici se cristalliser – les donateurs les plus riches qui ont financé les succès électoraux d’Emmanuel Macron l’ont fait aux frais de la collectivité, c’est-à-dire de l’ensemble des contribuables, y compris et surtout des plus modestes. On discute aujourd’hui de la légitimité de l’introduction d’un chèque carburant d’une valeur de 20 euros par mois, soit 240 euros par an, qui viendrait alléger le poids des dépenses incompressibles qui pèsent sur les plus modestes. Cela ne serait-il donc pas trop ? Mais c’est en moyenne chaque année 3 900 euros par an que l’État verse aux 0,01 % des Français aux revenus les plus élevés ayant fait un don à un parti politique. Comment ? On a mis en place un système de réduction d’impôts qui permet aux plus riches qui souhaitent s’acheter un peu d’influence politique non seulement de le faire, mais également d’être subventionnés dans leur exercice de cette liberté, qu’il faudrait pour commencer drastiquement limiter. Au total, l’État verse ainsi en réductions d’impôt plusieurs milliers d’euros à chaque citoyen fortuné qui souhaite influencer le jeu politique, alors que le financement public ouvert au tout-venant représente à peine quelques euros par électeur ! On marche sur la tête.

Laissez-moi souligner pour finir qu’il faut avoir passé du temps à Charleville-Mézières, dont un immeuble de la rue Bourbon vient de s’effondrer, pour comprendre à quel point le désarroi de ces habitants des Ardennes est profond et leur désenchantement ancré. Pour comprendre également la montée des tensions, cette opposition viscérale et de plus en plus violente entre ceux qui ont voix au chapitre et tous les autres, les oubliés, – un phénomène qui malheureusement prend de plus en plus la forme d’une opposition « aux autres », alimentant la haine qui se nourrit du désarroi. La télévision passe capturer des moments de colère, mais ce ne sont que des moments, d’où les incompréhensions et le rejet croissant de l’« institution » que représentent les médias. Car les journalistes ne vivent pas cette colère, ils croient la voir, la racontent et s’en vont. Imaginez Steinbeck, l’auteur des Raisins de la colère, ne découvrant la famille Joad qu’à son arrivée en Californie, et s’interrogeant sur les racines de leur ressentiment, sans les avoir vus enterrer leurs morts nombreux, et avec eux leurs illusions. Ne nous contentons pas de l’étude médiatique – ou scientifique – du mécontentement. Prenons-le à la racine et renversons la table, parce que sinon, demain, c’est la maison tout entière qui prendra feu. 

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