« Il y a des colères saines ! » avait lancé Ségolène Royal à Nicolas Sarkozy pendant le débat télévisé d’entre-deux-tours en 2007. On avait alors assisté à un affrontement presque théorique sur la colère : pour Royal, certaines causes mettent collectivement en colère, et à juste titre. En l’occurrence, elle s’offrait en porte-parole des dizaines de milliers de parents d’enfants handicapés piteusement accueillis à l’école. Sarkozy rétorqua que « pour être président de la République, il faut être calme », attribuant ainsi l’« énervement » de son adversaire à son caractère personnel. 

Individuelle ou collective, la colère ? Si nous avons tous déjà ressenti intimement ce feu intérieur si bien décrit par Sénèque dans son De la colère, nous sommes peut-être moins habitués à remarquer qu’elle n’est pas toujours une passion solitaire. Elle peut alors être prise en charge par des représentants établis, comme la politicienne Royal le proposait. Mais il arrive que des mouvements ne puissent ou ne veuillent passer par ces institutions traditionnellement établies. Dans ce cas, comment donner une unité à ces colères individuelles ? En utilisant cet outil simple qu’est le décompte des cas similaires : dénombrer fait passer la colère de l’individuel au collectif. 

Aujourd’hui, ces décomptes peuvent être réalisés très facilement sur les réseaux sociaux, comme dans le cas des « Gilets jaunes » : une personne publie un post exprimant son ras-le-bol et le réseau compte mécaniquement combien de personnes le « likent ». Le nombre montre l’extension sociale du sentiment de fureur, et il permet aussi aux isolés qui ne savent que faire de leur aigreur de s’agréger au mouvement collectif qui s’étend. Ce nombre est ensuite repris en boucle par la presse. Il est donc aussi important que l’argument car il en mesure la force. 

Il permet aussi d’anticiper avec plus ou moins de justesse les conséquences de la colère – souvent, en l’espèce, l’importance d’une manifestation et des blocages attendus. Manifestation où, à nouveau, ils se compteront afin de montrer que leur sentiment donne lieu à des actes, et plus seulement à des clics. 

C’est alors qu’apparaît en pleine lumière la tension qui traverse ces nombres : d’une part, plus ils sont grands, plus ils ont de chance de rallier les mécontents et de transformer la société ; mais, d’un autre côté, plus ils sont importants, plus ils servent les intérêts de ceux qui les produisent et plus leur objectivité est facilement remise en cause. C’est le paradoxe du nombre de manifestants « selon les organisateurs ».

C’est pourquoi ceux qui portent la colère, lorsqu’ils ne peuvent ou ne veulent se faire représenter par des porte-parole certifiés, s’associent plutôt à des quantificateurs professionnellement reconnus. Ainsi, en 2009, un petit groupe de banlieusards ulcérés par les contrôles au faciès auxquels ils accusaient la police de les soumettre continuellement entra en contact avec Fabien Jobard et René Lévy, deux sociologues du Centre d’étude sociologique du droit et des institutions pénales (CESDIP), pour leur demander comment réagir. Ils décidèrent ensemble de mettre en place une enquête statistique d’un nouveau genre visant à mesurer si les personnes appartenant aux « minorités visibles » étaient proportionnellement plus contrôlées que les autres. Ils établirent une nomenclature simple où figuraient notamment les catégories « Noirs » et « Arabes ». Des enquêteurs furent postés dans deux gares parisiennes pour observer, de loin, les contrôles d’identité et caractériser les personnes contrôlées selon cette nomenclature. Enfin, ils firent un décompte de tous les gens qui passaient par la gare pendant une brève période de temps. Le résultat fut affligeant : les « Noirs » et les « Arabes » sont contrôlés respectivement 6,2 et 7,7 fois plus souvent que les autres, à proportion égale parmi les passants. Cette association entre des victimes en colère et des spécialistes des nombres fut socialement très puissante. En 2016, la Cour de cassation jugea leur argument recevable dans le cadre d’un procès intenté au civil par treize requérants contre l’État et condamna définitivement l’État. Les avocats des requérants se réjouirent : « L’équation que nous proposions a été validée : études et statistiques d’ordre général + attestation circonstanciée de contrôle au faciès = présomption de discrimination » (Slim Ben Achour, « La bataille contre les contrôles au faciès (saison 1) », Délibérée, no 1, 2017).

Entamé en 2005 et achevé en 2016, ce processus a mis du temps à aboutir. Il aura nécessité l’intervention de plusieurs institutions intermédiaires – les sociologues, la justice, les avocats. À son issue, les chiffres se voient dotés d’une objectivité froide, ce qui mitige le bouillonnement de la colère. Mais il ne faut pas oublier que rien n’aurait été obtenu sans les décomptes initiaux des associations ni l’investissement des victimes pour faire nombre. 

On remarquera que ces nombres qui agrègent tout en objectivant la colère sont très différents d’autres nombres qui, eux, la provoquent. Il s’agit de toutes les évaluations quantitatives, benchmarking et autres objectifs à atteindre qui se sont répandus dans le monde de l’entreprise comme une traînée de poudre pendant les années 2010. Ils sont très différents car ils sont conçus dans le cadre du travail par la haute hiérarchie et orientés vers les intérêts de l’organisation, et non vers les intérêts de ceux qui sont soumis à ces décomptes. S’ils peuvent être une source de fierté quand les objectifs sont atteints, ou d’écrasement quand ils poussent vers le burn-out, il arrive aussi qu’ils provoquent le mécontentement : ces méthodes de management, qui souvent dénaturent complètement l’activité, font parfois enrager les employés. 

Contre ces nombres exaspérants, certains luttent par d’autres nombres. À New York, la police est soumise à la politique du chiffre depuis le milieu des années 1990 (l’expérience a d’ailleurs servi de modèle à la préfecture de police de Paris). Les syndicats restent de marbre. En 2010, un policier retraité, John Eterno, déplorant les effets pervers de ce management, est allé trouver un sociologue du John Jay College of Criminal Justice de New York, Eli Silverman. Ensemble, ils ont mené une enquête anonyme auprès des policiers demandant si oui ou non l’introduction de la politique du chiffre les avait poussés à adopter des comportements immoraux (« unethical behaviors »). 77 % répondirent que oui ! Pour lutter contre des chiffres injustes imposés par la hiérarchie, et en l’absence de toute représentation prête à porter leur combat, ils s’étaient emparés de la quantification, mais dans un but bien différent de celui que leur hiérarchie souhaitait à travers elle leur imposer. Œil pour œil, nombre pour nombre ! 

Vous avez aimé ? Partagez-le !