Un certain nombre d’événements survenus depuis quelques années – la crise économique de 2008, la stagnation des revenus du travail, le retour du terrorisme, l’immigration ou la mobilisation des identités minoritaires et la réaction des groupes majoritaires en retour – ont contribué à accroître le sentiment de menace au sein des opinions publiques des pays occidentaux. Avec pour répercussion une augmentation des niveaux de peur et plus spécifiquement de colère qui imprègnent les électorats des deux côtés de l’Atlantique. Aux États-Unis, si l’on en croit les études statistiques, la colère est à son plus haut niveau depuis 1980, date à laquelle les scientifiques ont commencé à la mesurer. En France, juste avant le premier tour des élections présidentielles de 2017, 52 % des Français se déclaraient « très en colère » par rapport à « la situation de la France aujourd’hui », alors qu’une autre étude du CEVIPOF soulignait que 60 % avaient « très peur » lorsqu’ils pensaient aux attentats du 13 novembre 2015.

Les émotions font partie intégrante de toute décision humaine et elles entrent dès lors dans les choix politiques des citoyens. Quelles sont les conséquences de notre entrée dans une période de colère croissante des électorats dans les démocraties contemporaines ? La recherche que je conduis avec plusieurs de mes collègues démontre, de manière contre-intuitive, que l’anxiété conduit les électeurs à faire très attention aux informations qu’ils reçoivent et les rend moins susceptibles de prendre des risques, comme celui de voter pour un candidat radical dont le programme impliquerait une rupture fondamentale avec les politiques mises en œuvre jusqu’alors. Au contraire, les électeurs très en colère ont plus tendance à se laisser influencer par des discours politiques agressifs et vindicatifs qui promettent de punir la cible de leur menace. Par conséquent, l’étude comparée de plusieurs pays suggère que, pour un électeur, réagir aux menaces par un sentiment de colère conduit à augmenter drastiquement les chances de voter pour un parti populiste, et plus précisément pour les candidats de l’extrême droite ou de la gauche radicale. La colère accroît le désir d’actions punitives, hostiles, agressives, qui correspondent mieux au programme électoral des partis radicaux qu’à celui des formations plus modérées.

Plus spécifiquement, nous avons démontré que, corrélée aux attitudes négatives envers l’immigration, la colère liée à la « situation de l’Allemagne aujourd’hui » était la caractéristique la plus distinctive des électeurs du parti d’extrême droite AFD (Alternative für Deutschland) aux élections fédérales de 2017. En France, l’analyse de l’élection présidentielle montre que la colère a également permis l’affirmation du radicalisme politique, que ce soit dans le vote en faveur de la France Insoumise de Jean-Luc Mélenchon ou de l’extrême droite de Marine Le Pen. Aux États-Unis en 2016, elle a constitué un outil de mobilisation électorale très puissant en faveur de Donald Trump, particulièrement pour les électeurs se revendiquant nationalistes ou sexistes. Elle contribue donc de manière générale à une polarisation accrue des électeurs poussés vers les pôles extrêmes du spectre politique : le soutien aux formations radicales s’en trouve galvanisé, au détriment des candidats mainstream.

La colère a également des effets plus profonds sur la manière dont les électeurs comprennent les informations et participent au processus politique. Les recherches en psychologie ont souligné qu’elle rend les individus moins ouverts à la persuasion et moins enclins à changer d’opinion sur un enjeu ou une personne, renforçant au contraire la volonté d’entreprendre une action pour punir la source de ce qu’ils perçoivent comme une menace, même si cela doit demander un effort et du temps.

Cet élément permet d’expliquer deux caractéristiques notables des électeurs d’extrême droite. La première est que ces personnes demeurent insensibles aux révélations concernant le candidat autoritaire qu’ils soutiennent (ce qu’on appelle, en d’autres termes, l’ère de la « post-vérité »). Par exemple, le fait que Donald Trump a gagné l’élection malgré les affaires compromettantes dans lesquelles il était plongé et en dépit de l’hostilité de la quasi-totalité des médias est, pour la plupart des commentateurs, difficile à comprendre. Mais cela corrobore totalement les attitudes d’un électorat en colère, d’abord motivé par des impulsions punitives, et qui absorbe l’information politique avec pour objectif principal de nourrir son ressentiment plutôt que d’atteindre une conclusion politique rationnelle. La seconde caractéristique consiste en la mobilisation sans précédent d’électeurs qui, d’habitude, se réfugient dans l’abstention. Pendant des décennies, les électeurs peu diplômés des zones rurales constituaient le groupe démographique le moins susceptible de participer au vote. Un changement significatif observé depuis plusieurs années est qu’en présence d’un candidat autoritaire, ces citoyens participent en masse – une tendance que l’on a pu vérifier pour les électeurs de Trump, de Marine Le Pen ou de l’AFD.

La prééminence de la colère comme motivation du vote aide donc à comprendre pourquoi ces groupes d’électeurs se mobilisent soudainement et changent difficilement d’avis sur le choix de leur candidat, même lorsqu’ils sont confrontés à des preuves de son incompétence ou de sa malhonnêteté. La prolifération de la colère comme émotion dominante dans un grand nombre de pays affecte ainsi la nature de la compétition politique, conduisant à une polarisation croissante d’un électorat de plus en plus difficile à convaincre mais pour autant très motivé pour participer au processus politique. Cette tendance, relativement récente, semble appelée à durer. Nous n’en avons pas fini avec la colère et ses conséquences en politique. Reste à en saisir les raisons précises pour pouvoir en limiter les effets. 

 

Traduction de VINCENT MARTIGNY

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