Comment expliquez-vous la tendance actuelle au pessimisme ?

Je crois qu’elle s’inscrit dans une tradition intellectuelle beaucoup plus ancienne. Depuis le xixe siècle, depuis Schopenhauer, Nietzsche ou Spengler, on prédit l’effondrement prochain et inévitable de l’Occident, en raison de la décadence de ses valeurs démocratiques et libérales. Cela ne s’est pas arrangé avec les existentialistes ou les philosophes postmodernes, dont les idées ont certainement imprégné le climat intellectuel, en France notamment. Et aujourd’hui encore, quand vous pointez les données qui montrent que la situation du monde s’est objectivement améliorée, de nombreux intellectuels n’y voient qu’une forme de conservatisme, de défense de l’ordre établi.

Pourquoi avons-nous justement le sentiment, parfois, que le monde va plus mal qu’avant ?

C’est bien souvent le résultat d’une distorsion de l’information, amplifiée par les médias ou des politiciens démagogues. Mais il faut y voir aussi un changement de nos standards : nous devenons, dans les pays riches, de plus en plus exigeants, et nous nous mettons en colère pour des choses parfois sans grande importance. La colère n’est pas en soi inutile, c’est grâce à elle que ces standards se sont renforcés. Mais il ne faut pas oublier les progrès effectués. Il existe une théorie, dite de l’adaptation hédonique, qui voudrait que l’homme s’adapte aux événements positifs ou négatifs de son existence pour revenir toujours au même niveau de bonheur. Cette théorie me paraît exagérée, et les données dont nous disposons montrent qu’en réalité, lorsque leurs conditions de vie s’améliorent, les gens sont plus heureux. C’est une idée néanmoins ancrée dans l’esprit des gens, et qui touche également la représentation que nous nous faisons de notre monde : quel que soit le sentiment que nous avons vis-à-vis de nous-mêmes, nous pensons que les autres vont moins bien.

Comment l’expliquez-vous ?

Nous retenons beaucoup mieux les informations qui nous sont fréquemment présentées. Donc si nous entendons souvent aux infos des cas de violence, de guerre, d’attaque raciste ou de fermeture d’usine, nous finissons par en déduire que c’est là l’état normal des choses. Nous ne pouvons pas évaluer la fréquence de ces événements négatifs par rapport aux occasions où ces événements ne se sont pas produits. Et comme les médias jugent qu’il est de leur responsabilité de rendre compte, non pas des bonnes nouvelles, mais uniquement des mauvaises, des drames, des injustices, vous finissez par avoir une vision de la réalité beaucoup plus sombre qu’elle ne l’est vraiment.

Si le monde va vraiment mieux qu’avant, pourquoi alors y a-t-il tant de colère au sein de nos sociétés ?

D’abord, tout le monde n’est pas en colère et la colère n’est pas générale. Par exemple, je ne crois pas que les parents crient davantage sur leurs enfants que par le passé. En revanche, la sphère politique est plus polarisée qu’auparavant, avec des oppositions violentes. Pourquoi ? Sans doute en raison de phénomènes de ségrégation sociale : avec l’augmentation de la mobilité et de l’éducation, les individus ont tendance à se regrouper davantage selon leurs appartenances sociales ou culturelles, et ont donc moins de relations avec le camp opposé. À partir de là, chaque groupe est libre d’élaborer des théories qui voient dans d’autres groupes la source de leurs problèmes.

Aux États-Unis, les conditions de vie ne se sont pas vraiment améliorées au cours des trente dernières années. En Europe, on craint aussi un arrêt du progrès social, voire une régression. Faut-il y voir une explication du mouvement de colère actuel ?

Ce n’est pas si clair pour moi. Le temps de loisir, par exemple, a beaucoup augmenté, y compris aux États-Unis. Les données manquent encore pour savoir si les populations qui manifestent leur colère aujourd’hui sont celles qui ont connu un véritable changement de leur situation. En Europe comme aux États-Unis, les soutiens des partis populistes n’appartiennent pas aux populations les plus précaires. Ce ne sont pas des chômeurs ou des ouvriers, mais des petits commerçants, des employés, des cadres moyens. Cela signifie que ce ne sont pas leurs conditions économiques qui guident leur vote, mais leur représentation du monde.

Quel rôle joue l’accroissement des inégalités ?

Le capitalisme a contribué à réduire les inégalités entre les pays, tout en les accroissant à l’intérieur de leurs frontières. Ces inégalités sont-elles la cause de la montée des populismes ? C’est tout sauf certain. Que proposent les partis populistes ? Certainement pas une plus grande redistribution des richesses, une plus forte imposition des hauts salaires ou une régulation plus marquée du secteur financier. Aux États-Unis, c’est même l’inverse ! Les intellectuels, souvent marqués à gauche, veulent voir dans les conditions économiques l’explication de la colère sociale. Mais la vérité se tient sans doute ailleurs, dans le ressentiment culturel lié à une forme de stagnation, voire de déclin, de la majorité ethnique. Cela ne veut pas dire que l’économie n’a aucun rôle, mais que les questions culturelles sont dominantes.

Les réseaux sociaux sont-ils coupables d’attiser cette colère ?

Leur développement est trop récent pour qu’on dispose de données conclusives à leur sujet. Mais on peut penser qu’ils sont un territoire béni pour la part la plus sadique de la population. Et même si ces sadiques n’en représentent que 5 ou 10 %, c’est suffisant pour causer beaucoup de conflits et de souffrances. Ensuite, les réseaux sociaux encouragent l’hystérie des foules, qui se traduit sur ces réseaux en mouvements collectifs de colère où chacun se sent autorisé, voire contraint, de dénoncer des propos ou des individus. Une étude menée par Michael Macy à l’université Cornell (États-Unis) a montré combien on y est susceptible d’émettre des critiques péremptoires, empreintes de colère, par peur d’être soi-même critiqué si on ne le fait pas.

Pourquoi prêtons-nous davantage d’attention aux mauvaises nouvelles ?

Nous sommes soumis à ce qu’on appelle le « biais de négativité » : le mal est plus attirant que le bien en termes psychologiques – on se souvient mieux des mauvaises nouvelles que des bonnes, on redoute davantage les pertes qu’on n’espère des gains. Cette disposition de notre esprit ouvre un marché pour tous les professionnels de la mauvaise nouvelle ! Les prophètes de malheur sont alors vus comme des altruistes, qui ne sont là que pour nous aider. Et de notre côté, nous avons un intérêt morbide pour la tragédie, qui nous pousse vers les œuvres violentes ou les informations dramatiques. Mais une part importante de la population ne les supporte plus ! Selon un sondage de Reuters, un tiers des Américains disent aujourd’hui bouder les actualités car ils les trouvent trop déprimantes. De plus, les études montrent que si les mauvaises nouvelles déclenchent le plus de « clics », les informations positives durent plus longtemps, déclenchent davantage d’abonnements. Donc il faudrait peut-être revoir le rôle des journalistes : il s’agit de ne pas faire preuve de complaisance envers les informations négatives et de réfléchir à la meilleure façon de présenter les développements positifs, afin d’éviter de sombrer dans le cynisme et le fatalisme. Sinon, si tout va de plus en plus mal quoi qu’on fasse, pourquoi s’engager pour une cause ? Qu’est-ce qui nous empêche d’envoyer balader les institutions, pour mieux rebâtir sur les ruines ?

Comment répondre à la colère contemporaine ?

Il faut déjà convaincre ceux qui sont opposés au populisme de s’engager, de comprendre qu’il y a dans notre monde quelque chose qui vaut la peine d’être défendu. Car la colère ne résout rien. Elle peut mobiliser contre les pires injustices, mais elle n’offre aucune solution contre les inégalités, le changement climatique ou les épidémies. Face à cela, la seule réponse adaptée n’est pas la colère, mais le désir de résoudre les problèmes. 

 

Propos recueillis par JULIEN BISSON et VINCENT MARTIGNY

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