« On va être submergé. Le tout, c’est qu’on garde la tête hors de l’eau, tout le temps et partout », déclare François Braun, chef du service des urgences de l’hôpital Mercy au CHR Metz-Thionville et président de Samu-Urgences de France. Partout dans le pays, les soignants se préparent à affronter, ou font déjà face, à ce qu’ils appellent désormais « la vague ». Celle de l’épidémie de Covid-19 (le nom de la maladie).

Au cours de la semaine du 16 mars, le SARS-CoV-2 (le nom du coronavirus) a continué son inexorable progression en France, affectant inégalement les différentes régions. François Braun suit depuis plusieurs semaines l’expansion du virus grâce aux chiffres que lui fournissent les différents services de Samu de France. « En Moselle, on commence à être très impacté, mais on a une semaine de décalage avec l’Alsace. La vallée du Rhône, les Hauts-de-France, Paris sont très impactés, et les autres régions ont encore une semaine de retard. »

Dans le Grand Est, la vague est déjà bien présente. Le directeur de l’agence régionale de santé (ARS) témoignait dimanche 15 mars, sur APMnews, d’une « situation de grande tension sur la réanimation, de saturation sur Mulhouse » et d’« une montée très rapide des cas sur Strasbourg ». Dans le détail, Corinne Krencker, la directrice du groupe hospitalier de la région de Mulhouse et Sud-Alsace (GHRMSA), expliquait avoir, mardi 17 mars, « 178 lits Covid-19 qui sont occupés, dont 36 lits de réanimation » pour « un capacitaire théorique de 46 lits ».

Face à cette situation, un hôpital de campagne du service de santé des armées doit être déployé à Mulhouse à la fin de la semaine du 22 mars pour permettre l’hospitalisation de 30 personnes supplémentaires en réanimation. Autre solution pour décongestionner cet hôpital de la ville : six patients, qui y étaient hospitalisés en situation grave de réanimation, ont été évacués dans la journée du mercredi 18 mars vers les hôpitaux d’instruction des armées (HIA) du sud de la France.

Aujourd’hui, une seule crainte : que cette situation ne se répète dans toutes les régions de France. Autrement dit, que les capacités de réanimation soient mises en tension dans tous les établissements de santé de l’Hexagone. Selon une déclaration du gouvernement en date du 17 mars, le pays dispose de 5 000 lits de réanimation, dont 2 000 seraient disponibles pour accueillir les malades infectés par le nouveau coronavirus. Mais cela suffira-t-il ?

Pas sûr. Une étude publiée le 16 mars par une équipe de l’École des hautes études en santé publique (EHESP) détaille trois scénarios, calculés en fonction de la propagation de la maladie sur le territoire métropolitain. Dans le plus optimiste d’entre eux, seule la Corse, qui ne dispose que de 18 lits de réanimation, arriverait à saturation de ses capacités – le 28 mars, selon leurs projections. Dans le scénario intermédiaire, sept régions françaises verraient leurs capacités de réanimation dépassées : la Corse (saturée, selon ce scénario, le 21 mars), le Grand Est (le 28 mars), la Bourgogne-Franche-Comté (le 1er avril), la Bretagne (le 6 avril), les Hauts-de-France (le 7 avril), l’Auvergne-Rhône-Alpes (le 10 avril), l’Île-de-France (le 14 avril). Dans le pire des scénarios, toutes les régions seraient saturées.

Mais attention, alerte Pascal Crépey, l’un des auteurs de l’étude, ces capacités sont « théoriques ». Il s’agit en effet du « nombre total de lits de réanimation dans chacun des établissements », et cela ne tient pas compte du fait que, dans certains endroits, « il y a déjà 80 % à 90 % de taux d’occupation de ces lits de réanimation » par des patients qui ne sont pas concernés par le Covid-19.

Cela n’entache pas malgré tout l’utilité de ces estimations. Car, selon le chercheur, d’autres unités de l’hôpital « peuvent être converties en unités de réanimation », augmentant les capacités des établissements. Environ 2 500 lits de surveillance pourraient ainsi être équipés de respirateurs, et il serait possible d’utiliser ceux d’autres structures de soins intensifs ou ceux des blocs opératoires, a estimé dans Le Figaro le Pr Éric Maury, président de la Société de réanimation de langue française (SRLF).

La Bretagne, par exemple, a « doublé sa capacité de réanimation » réelle en convertissant des unités de soins intensifs en unités de réanimation, rapporte Pascal Crépey. Grâce à cela, le nombre théorique retenu dans l’étude s’approche du nombre de lits disponibles, « qui pourrait être utilisé exclusivement pour les patients Covid-19 ». Pour le chercheur, ces estimations constituent donc un « indicateur de jusqu’où les établissements sont capables » de rendre des lits disponibles.

Quelques heures après la publication de cette étude, Emmanuel Macron annonçait le confinement de la population française, avec pour objectif d’éviter la propagation du coronavirus. Pascal Crépey a donc expliqué être en passe d’actualiser ses projections.

Aujourd’hui, il mise sur le scénario le plus optimiste. Mais il n’oublie pas que les effets des mesures de confinement sur les hospitalisations en réanimation mettront du temps à se faire ressentir. Car entre le moment où un patient est infecté par le virus et le moment où il peut être admis en réanimation, plusieurs jours s’écoulent. Pour le chercheur, ses projections « jusqu’à presque fin mars » devraient donc rester justes.

Sur le terrain, Lamia Kerdjana, anesthésiste-réanimatrice à l’hôpital Lariboisière et présidente du syndicat Jeunes Médecins d’Île-de-France, relève que le nombre de patients « augmente très vite » : dimanche 15 mars, elle dénombrait 7 patients Covid+ dans son service ; jeudi 19 mars, ils étaient 17.

Même si, dans son hôpital, les places pour accueillir les patients en réanimation ont « presque doublé », « je pense qu’on va vite arriver à saturation en réalité ». Son service a adopté la stratégie du « ruissellement ». Ainsi, au fur et à mesure que la réanimation médicale s’est remplie, les patients qui n’étaient pas Covid+ ont été transférés vers la réanimation chirurgicale. « Maintenant que la réanimation médicale est pleine, les patients Covid+ affluent au niveau de la réanimation chirurgicale. » Et ceux qui ne le sont pas rejoignent désormais « une salle de réveil », aménagée pour l’occasion.

La réanimation est le service où atterrissent les patients les plus lourdement atteints par la maladie. Mais toute personne Covid+ hospitalisée n’y passe pas forcément, notamment si son état ne nécessite pas de ventilation artificielle. Le patient peut dans ce cas être pris en charge dans d’autres services de l’hôpital. Des services qui, eux aussi, s’étendent.

« Tout le pavillon » de maladies infectieuses « est transformé en "covidorium" », raconte Anne Gervais, praticienne hospitalière au service des maladies infectieuses de l’hôpital Bichat (AP-HP), établissement de référence dans la prise en charge du Covid-19 et donc l’un des premiers mobilisés pour prendre en charge cette pathologie. Les 59 lits de ce pavillon étant désormais occupés, « on est en train de gagner sur les autres services », comme celui des soins de suite et de réadaptation de pneumologie qui dispose d’une vingtaine de lits. Ensuite ce sera au tour des soins de suite gériatriques, puis des soins de suite de médecine interne, si besoin.

En ville aussi, le système de prise en charge des patients se réorganise. Depuis que la France est en situation d’épidémie de coronavirus, les professionnels de santé libéraux sont mobilisés pour s’occuper des patients qui présentent les symptômes les moins sévères.

Mais pour ce faire, les soignants demandent des équipements, et en particulier, des masques. Car, que ce soit dans les hôpitaux ou en ville, le constat est le même : la France manque cruellement de masques chirurgicaux et FFP2 (masques à haut niveau de technicité).

Pour les soins de ville, l’assurance maladie a fait les comptes mercredi 18 mars. Et l’heure est à la restriction. Seuls 18 masques (FFP2 et chirurgicaux) par semaine et par professionnel sont disponibles pour les médecins généralistes, pharmaciens et infirmiers libéraux. Plusieurs organisations de professionnels libéraux ainsi que la Fédération de l’hospitalisation privée (FHP) ont dénoncé « un rationnement ».

Pour Daniel Guillerm, président de la Fédération française des praticiens de santé (FFPS), ce manque de masques est « une inquiétude majeure ». Selon lui, « on n’a pas un taux d’équipement de protection suffisamment important pour faire face à ce qui va nous arriver dessus ».

Pourquoi la France en manque-t-elle ? Concernant les masques FFP2, à la suite de plusieurs décisions prises entre 2011 et 2013, le stock d’État est inexistant. On avançait à l’époque que des usines étaient capables d’en produire très vite à l’étranger, notamment en Chine.

Pour les masques chirurgicaux, Olivier Véran, le ministre des Solidarités et de la Santé, avançait début mars le chiffre de 145 millions d’unités disponibles dans le stock d’État. Un montant finalement assez faible au regard à la fois du nombre de professionnels de santé exerçant en France (1,9 million en 2015 selon la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques) et de la durée de vie maximale de ces masques (4 heures).

Pour pallier ces « tensions », selon le terme employé par la direction générale de la santé (DGS) qui refuse de parler de pénurie, l’État a réquisitionné à partir du 3 mars la production et les stocks de masques en France. Selon le ministre de la Santé, 6 millions sont désormais produits par semaine. Cette mesure est-elle intervenue trop tardivement ? Sûrement, quand on sait que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) évoquait un « risque très élevé de pandémie » dès le 28 février.

En attendant, le virus continue de se propager sur le territoire. En Moselle, le pic épidémique pourrait être atteint la semaine prochaine. « Je pense qu’une grande partie [de la population] ne se rend pas bien compte » de ce qu’est le Covid-19, regrette le président de Samu-Urgences de France, François Braun. C’est « une pathologie très insidieuse, grave et qui dégrade les gens très vite ». Cette maladie, « c’est franchement une saloperie ». 

 

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