Le manteau d’apparat qui couvrait l’extrême fragilité de notre civilisation vient de tomber. Le Covid-19 n’a pas de fausse pudeur. En quelques semaines, il nous a mis à nu et nous nous découvrons subitement tels que nous sommes : interdépendants, profondément vulnérables, finalement mortels.

En France, le virus met aussi à bas un certain aveuglement. Depuis des années, la solidarité était passée au second plan. Elle était discutée partout, envisagée comme un frein. Nos maîtres s’intéressaient beaucoup à la liberté, moins à l’égalité, presque jamais à la fraternité. Or nous l’apprenons cruellement : nous sommes tous dans le même bateau et les politiques gestionnaires, froidement calculantes, ont fait beaucoup de dégâts. Au niveau de la santé, en particulier.

Le 2 octobre 2019, des personnalités avaient signé une tribune appelant le président de la République à sauver l’hôpital. En janvier, 1 200 chefs de service menaçaient de démissionner de leurs fonctions administratives. Sans parler des grèves, aux urgences et ailleurs. On pouvait parler de crise, de grogne, de signal d’alarme.

La vérité, c’est que le tissu médical de notre pays est déchiqueté, mité jusqu’à la trame, livré depuis longtemps à l’arbitraire et à l’argent.

Mon père est malade et j’ai eu l’occasion de voir ces choses de près. Comme pour l’école, la recherche, la richesse, les ressources se sont concentrées sur les points névralgiques de l’Hexagone, ces grandes cités qui attirent à elles toutes les capacités intellectuelles et financières du pays. Ailleurs, les gens doivent être patients, et retarder le mal et la mort comme ils peuvent. Les soignants tirent la langue. Les médecins sont aux abois. Les moyens insuffisants. Les infirmières tiennent depuis des années sur des heures sup qui ne leur seront jamais payées. J’ai vu des urgentistes en grève bosser pour que les gens ne crèvent pas à leurs portes. J’ai vu des médecins adresser des maladies chroniques aux urgences pour contourner le manque de lits. J’ai vu des généralistes retarder l’heure du départ à la retraite parce qu’ils ne trouvaient pas de successeur. J’ai cherché un allergologue pour mon fils, et n’ai pas obtenu de rendez-vous avant quatre mois. Pour un ophtalmo, c’est pire encore. En province, beaucoup ne prennent même plus de nouveaux patients. À Paris, j’ai fait le test, on obtient un rendez-vous dans les deux jours…

Les ruptures d’égalité sont patentes. Mais il faudrait parler aussi de la crise des vocations. Un médecin à l’ancienne, qui soigne le préfet comme l’indigent, me faisait part récemment de sa tristesse après qu’un jeune toubib lui eut expliqué qu’il ne voulait pas soigner les pauvres – il les trouvait trop cons. Et que dire des passe-droits, qui sont monnaie courante, auxquels j’ai désormais accès, puisque je connais les bonnes personnes, que je peux d’un coup de fil accéder aux meilleurs professeurs, aux hôpitaux les mieux pourvus ?

Après guerre, la France avait fait le rêve d’une égalité des soins, un rêve pour partie réalisé. Notre ivresse d’efficacité, nos mentalités libérales, nos cœurs de comptables, et ce sentiment si bien partagé d’éternel présent, comme si la mort n’existait plus, ont mis ce grand dessein à mal. Le coronavirus agit aujourd’hui comme un révélateur. Dans la chambre noire de l’épidémie, nous voyons paraître ce grand corps décharné, celui de nos solidarités. Nous prenons cruellement conscience du besoin que nous en avons. Sans solidarité, nous ne sommes que des miettes que le moindre vent peut balayer. Reste à savoir combien de vies nous coûtera cette révélation. Et combien de temps nous saurons nous en souvenir. 

 

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