Protester, comme récemment, contre la reprise à la marge des textes de Roald Dahl pour en retirer des formules susceptibles de heurter part d’une conception de la littérature selon laquelle le texte serait intouchable. Cette conception repose sur l’idée d’autonomie de l’œuvre d’art, laquelle est, au fond, très récente et occidentale – on peut la faire remonter au XIXe siècle. Elle se développe avec le romantisme, puis l’art moderne. L’autonomie a bien été une étape majeure pour arracher la littérature à ses usages mais, surtout, à la norme, à la morale. Il existe pourtant d’autres conceptions et d’autres usages des textes, qui voient ceux-ci être sans cesse repris et réécrits.

Même si l’autonomie de la littérature est à certains égards précieuse, on ne peut nier que les œuvres ont des usages éducatifs et sociaux. Pour ma part, j’ai lu Les Misérables à 8 ans dans une édition remaniée pour enfants, j’en ai pourtant tiré un très grand amour de la littérature et lorsque j’ai lu plus tard l’original en entier, mon amour n’a fait que grandir, sans que je considère que j’avais été trompée par l’édition précédente. La littérature s’est toujours définie comme un réservoir d’histoires à réécrire. La Fontaine a repris les fables d’Ésope et Racine les tragédies d’Euripide. On réécrit pour adapter les œuvres à une langue, une époque, une vision nouvelle du monde.

Il y a en France une hypersensibilité à la question de la langue.

Je trouve troublantes les réactions violemment hostiles au principe de la réécriture. Elles sont le symptôme d’un affrontement politique et culturel d’autant plus fort qu’aujourd’hui, les réécritures se font souvent au nom d’un principe d’inclusivité et apparaissent de ce fait comme idéologiques. Dans la polarisation entre communautarisme et universalisme, on oublie que, dans tout rayon enfants d’une médiathèque, on peut trouver dix versions des contes de Perrault, plusieurs versions d’Homère ou de Hugo adaptées à différents publics, certaines d’entre elles étant, et depuis longtemps, plus inclusives pour les femmes.

Il y a en France une hypersensibilité à la question de la langue. Rappelons-nous la tempête déclenchée par la réforme de l’orthographe de 1990, qui n’a toujours pas été acceptée par certains collègues. Il y a là quelque chose de très affectif, voire de pulsionnel. L’Italie a réformé son orthographe au début du XXe siècle sans difficultés.

Quand, en 2020, le titre Les Dix Petits Nègres d’Agatha Christie est devenu Ils étaient dix, nombreux sont ceux qui ont crié à la censure et au moralisme. Le titre avait pourtant changé aux États-Unis dès 1940, et en 1985 en Grande-Bretagne, ainsi que presque partout ailleurs en traduction.

Comment peut réagir un enfant qui découvre que les personnes comme lui ne sont presque jamais représentées dans les œuvres, sinon insultées ou exploitées ? 

Je me demande si l’attachement français à l’universalisme ne permet pas de masquer la réalité de la crise de la représentativité : rappelons tout de même que certaines personnes n’ont jamais la parole. Comment peut réagir un enfant qui découvre que les personnes comme lui ne sont presque jamais représentées dans les œuvres, sinon insultées ou exploitées ? Si on voulait égaliser toutes les voix, on serait obligé de remettre en cause une grande partie de la pensée, de la littérature, de l’art. Ce n’est pas ce que je réclame ; seulement qu’on en ait un peu plus conscience.

L’histoire de la littérature nous permet de penser les variations dans le temps. Vingt traductions d’un même texte classique donneront lieu à vingt textes très différents selon les époques. Refuser de faire bouger les livres, la culture, c’est refuser de faire bouger la société. Il ne s’agit pas de tomber dans une réécriture totale, sans discernement, mais d’exercer notre intelligence, notre esprit critique. Au lieu de nous battre sur des principes, mieux vaudrait regarder les modifications de près et constater qu’après tout, elles ne changent pas grand-chose. Je suis certaine que Roald Dahl reste tout aussi impertinent après ces modestes reprises. 

 

Conversation avec PATRICE TRAPIER

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