Partons de la définition du mot woke : rester éveillé (awake), attentif aux discriminations, au racisme, à la misogynie, à l’homophobie… c’est un mouvement que je trouve positif. On devrait tous être woke ! Qui pourrait se vouloir raciste, homophobe ou misogyne ? Les polémiques actuelles méritent pour le moins d’être relativisées : le wokisme est un humanisme ! Et, si l’on parle de culture, un film woke, qu’est-ce que cela veut dire ? Encore une fois, l’inverse d’un film woke, ce serait un film raciste. Depuis un certain temps, Hollywood, Broadway, l’industrie de la musique comme celle du livre se montrent vigilants sur ces questions.

Les choses se compliquent ensuite pour évaluer l’ampleur des discriminations contre lesquelles luttent le wokisme et ses méthodes d’action. Qu’il y ait encore du racisme, de l’antisémitisme, de l’homophobie aux États-Unis ou en France, c’est un fait. Mais sachons raison garder. J’ai grandi dans un pays où les homosexuels étaient discriminés, certains films gays censurés, le magazine Gai Pied où j’étais jeune journaliste avait failli être interdit par le gouvernement Chirac en 1987, aucune figure politique n’avouait son homosexualité. Si l’homophobie existe toujours – les faits le confirment –, je ne sais pas si elle progresse, comme le répètent certains activistes. Les homosexuels, lorsqu’ils sont victimes de discriminations, disposent du numéro de SOS homophobie, ils portent davantage plainte, ce qui est une très bonne chose. Du coup, les statistiques explosent sans que l’on puisse être certain que l’homophobie augmente ; on sait seulement qu’elle est mieux mesurée et dénoncée qu’avant.

Chacun ne peut pas faire son petit déboulonnage dans son coin

C’est ici qu’on arrive à la question des méthodes. Si lutter contre le racisme et la misogynie devrait faire l’unanimité, certaines méthodes d’action de « radicalistes woke » posent problème. Ils menacent, réclament interdictions et censures. Hier, c’était l’extrême droite qui voulait interdire ; je trouve un peu atterrant que ce soit maintenant l’extrême gauche. Prenons le déboulonnage des statues. Pourquoi pas ? De Rimbaud à Victor Hugo, de Balzac à Flaubert, de Thiers à Gambetta, de Jules Ferry à de Gaulle, presque tout le monde a été colonialiste au XIXe siècle et au moins jusqu’à la Seconde Guerre mondiale – Gide ne l’a pas été, mais il fut pédophile ! Je ne pense pas qu’il soit sérieux de songer à déboulonner les statues de tous les colonialistes, de débaptiser les noms de rues et de lycées. Chacun ne peut pas faire son petit déboulonnage dans son coin. Je déteste l’agit-prop des collectifs autoproclamés ! C’est aux instances élues et légitimes, par exemple les conseils municipaux, d’en débattre et de voter, pas à des groupuscules gauchistes qui ne représentent qu’eux-mêmes.

Sur certains points, le débat peut être plus difficile. Je pense aux personnes trans, dont le changement de sexe doit être reconnu. Un certain militantisme trans refuse le débat, encourage la transition à n’importe quel âge, rejette la parole médicale et insulte toute personne qui, comme J.K. Rowling, argumente d’une autre façon qu’eux. Les personnes non binaires existent, mais elles ne peuvent prétendre parler au nom de tous et toutes ; beaucoup d’homosexuels masculins, par exemple, n’ont aucun problème d’identité de sexe ni de genre. Leur imposer de se déclarer non binaire, cela rappelle les psychiatres de la fin du XIXsiècle qui rejetaient l’homosexualité et voulaient la médicaliser ! 

D’un autre côté, Emmanuel Todd, dans une interview récente au Figaro, affirme que bien des pays anti-occidentaux partagent les idées de Poutine contre les militants LGBT : ces pays « ont un peu de mal avec les débats américains sur l’accès des femmes transgenres aux toilettes pour dames », dit-il. Le démographe sait-il qu’en Asie très largement, en Amérique latine souvent, et même en Iran, la transition est possible et légale ? Les choses sont souvent plus complexes qu’on ne le croit.

Sur la censure militante de certaines œuvres d’art, les statues à déboulonner, les interdictions, je crois qu’il faut revenir à la raison : les lois qui répriment le racisme, la misogynie ou l’homophobie doivent être notre boussole et non l’agit-prop des « collectifs ». Je suis très réservé sur la justice médiatique ou militante lorsqu’elle agit en s’affranchissant des règles de la présomption d’innocence, de la prescription ou de l’enquête contradictoire. On ne craint plus la diffamation – et c’est regrettable. Le comédien Philippe Caubère, le musicien Ibrahim Maalouf, les jeunes élus communistes Maxime Cochard et son compagnon, le « porc » de #BalanceTonPorc et même le ministre Gérald Darmanin ont été blanchis par la justice, il ne faut pas l’oublier.

Croire que l’art ou la culture deviendraient aseptisés à cause du woke, c’est n’y rien connaître

Dans le cas d’Harvey Weinstein en revanche, il est absolument normal qu’Hollywood ou l’académie des Oscars ait tenu compte du fait que le producteur avait été définitivement condamné pour viols et agressions sexuelles. Et si l’on en vient au cinéaste Roman Polanski ou au chanteur Bertrand Cantat, bien qu’il y ait des prescriptions qu’il faut respecter ou des peines qui ont été purgées, je pense que ces hommes condamnés pourraient respecter une certaine discrétion. Mais concernant le film Les Amandiers, dont l’un des acteurs est accusé de viols, ou dans le cas de Dominique Boutonnat, le patron du CNC, la procédure judiciaire est en cours, je me garderai bien de les juger, mais je rappelle que le public est libre de décider d’aller voir ou pas un film !

Pour ce qui est des dérives radicales, j’ai écrit récemment un long texte critique sur le trio mélenchoniste Didier Eribon, Geoffroy de Lagasnerie et Édouard Louis, trois importateurs du wokisme américain en France – et pour le pire ! Ils ont pétitionné, critiqué vivement des écrivains ou des penseurs comme Nathalie Heinich, Michel Houellebecq, Laure Murat et, surtout, Marcel Gauchet. La dérive politique et sociétale de Gauchet me navre, mais je ne demanderai jamais son exclusion d’un débat ! Dans le même temps où Didier Eribon dénonce vertement tant d’intellectuels, il porte au pinacle Guy Hocquenghem en dépit de son attitude profondément irresponsable face au sida et de son soutien à la cause pédophile ! Édouard Louis a accusé un jeune arabe sans papiers de l’avoir violé et en a fait un livre à succès, Histoire de la violence. Or, la justice a requalifié le viol en délit puis annulé le qualificatif de « violence sexuelle » pour se limiter à un simple vol de portable sans violence. Enfin, s’agissant de Lagasnerie, je ne comprends pas son dernier livre : il a le droit de vouloir tenter d’inventer des « amitiés comme mode de vie », mais pourquoi honnir à ce point la famille, les enfants, l’hétérosexualité ? Comme si l’avenir de la gauche passait par le dénigrement radical de toutes les familles ! Il faudra un jour qu’il s’explique aussi sur le fait d’avoir cosigné son premier livre avec le théoricien en chef de la pédophilie, René Schérer, dont il a fait l’éloge…

Longtemps, Hollywood a été essentiellement blanc et hétérosexuel, et souvent misogyne.

Ces dérives ne doivent pas nous faire oublier les absurdités des anti-woke. Ils reprochent par exemple au cinéma américain et aux séries de Netflix d’être obsédés par la question noire ou par les homosexuels. Longtemps, Hollywood a été essentiellement blanc et hétérosexuel, et souvent misogyne. Je vois cette nouvelle diversité comme une chance, plutôt que comme un problème woke. J’ai montré dans plusieurs livres que cette diversité explique d’ailleurs le succès actuel de la culture américaine à l’étranger. Quand vous êtes gay en Égypte ou en Inde, vous regardez Brokeback Mountain non pas comme un film impérialiste, mais comme un film émancipateur.

Dans les universités américaines, il existe un mouvement en faveur de l’affirmative action (la discrimination positive) qui remonte à la décision Bakke de la Cour suprême en 1978. Mais outre que cette décision est actuellement rediscutée par la Cour suprême, et qu’elle est très complexe dans ses modalités et ses pratiques, il ne faut pas en exagérer la portée. Personne n’a jamais proposé d’imposer des quotas dans la culture sur des critères ethniques ou d’orientation sexuelle. Dans ma thèse sur la politique culturelle et les guerres artistiques aux États-Unis, j’avais montré que ce wokisme avant la lettre était déjà un fantasme de la droite radicale. Cette dernière reprend aujourd’hui les mêmes arguments contre l’art que ceux brandis durant les culture wars (les « guerres culturelles ») : les photographes Nan Goldin, Robert Mapplethorpe ou Andres Serrano et le dramaturge Tony Kushner en ont fait les frais sous Reagan et Bush père. Malgré ces attaques, les expositions ont eu lieu. C’est la force de la politique culturelle américaine : il n’y a pas de ministère de la Culture mais il y a des philanthropes, des fondations, des donateurs privés, des villes et des États, c’est-à-dire des milliers de petits ministères de la Culture.

Au lieu de parader dans les médias pour dénoncer le wokisme, il serait intéressant d’aller discuter de ces sujets dans les quartiers nord de Marseille

Croire que l’art ou la culture deviendraient aseptisés à cause du woke, c’est ne rien connaître ni à la culture ni à l’art contemporain. Il suffit d’aller dans les galeries et les expositions d’art contemporain pour constater la multiplicité des points de vue. Il n’y a pas de grand remplacement culturel ! Au lieu de parader dans les médias pour dénoncer le wokisme, il serait intéressant d’aller discuter de ces sujets dans les quartiers nord de Marseille, ou à Monclar, à Avignon, comme je l’ai fait. Il peut y avoir des dérives et des excès, notamment islamistes, et on doit les dénoncer vivement. Mais lorsque l’on débat avec les habitants de ces quartiers, votre regard sur les woke change et vous vous mettez à distinguer les vrais problèmes des effets de mode. Il faut surtout garder le sens des proportions : quelques affaires woke fortement médiatisées dans un pays de 333 millions d’habitants comme les États-Unis, ou dans un pays de 65 millions d’habitants comme la France, ne menacent pas les mâles blancs hétérosexuels de plus de 60 ans ! 

 

Conversation avec PATRICE TRAPIER

 

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