D’un côté, des activistes qui s’en prennent symboliquement à des toiles de maître pour alerter sur le danger du réchauffement climatique ; de l’autre, des familles qui obtiennent le renvoi d’une directrice de collège en Floride pour avoir montré à ses élèves la statue dénudée du David de Michel-Ange… L’art est-il devenu l’ennemi public no 1 ?

On savait que la bataille idéologique faisait rage dans le champ culturel, il suffit de taper le mot woke sur un moteur de recherche pour se retrouver submergé par une avalanche de sites, souvent d’extrême droite, dénonçant les méfaits du « wokisme ». Mais au-delà de ces guerres de tranchées, nous avons voulu tenter de comprendre, dans ce numéro du 1, ce qui se joue dans nos sensibilités bouleversées par la révolution #MeToo et ses confluences. L’art a toujours bousculé son époque, il se retrouve aujourd’hui pris sous des feux croisés et lointains, des poussées puritaines au refus de toute représentation discriminante.

L’affaire Miriam Cahn est emblématique. Une rétrospective de cette artiste suisse de 73 ans est organisée jusqu’à la mi-mai au palais de Tokyo à Paris. L’une de ses toiles, Fuck Abstraction !, peinte après la découverte des charniers de Boutcha en Ukraine, montre une fellation contrainte. Elle a fait l’objet d’une demande d’interdiction de la part d’une députée RN, d’associations de protection de l’enfance, mais aussi d’un collectif féministe. Le tribunal administratif de Paris a rejeté ces actions mais un malaise demeure : comment une œuvre dénonçant la violence contemporaine a-t-elle pu se retrouver au banc des accusés pour « pédopornographie » ?

L’ultravisible aseptisé réduirait notre capacité à voir ce qui dérange ? 

Dans le grand entretien qu’il nous a accordé, l’historien de l’art Thomas Schlesser raconte comment, depuis une dizaine d’années, la création artistique est jugée à l’aune des engagements sociétaux de la jeune génération. « Le climat est devenu beaucoup plus grave, plus tendu, plus méfiant. » La chercheuse Warda Khemilat explique pourquoi la prise de conscience post-#MeToo a engendré le rejet de certaines images. Elle estime souhaitable une « cancel culture intelligente ». Quant au journaliste Frédéric Martel, il relativise la gravité de ces confrontations et rappelle qu’aux États-Unis, terre nourricière de ces guerres culturelles, l’art n’est en rien affadi.

Reste une question : quels sont les effets sur notre regard de la dictature de la visibilité, avec ces millions d’images partagées par nos téléphones portables, contre laquelle l’essayiste Annie Le Brun s’insurge dans le livre Ceci tuera cela (Stock, 2021). L’ultravisible aseptisé réduirait notre capacité à voir ce qui dérange ? C’est la leçon que la critique d’art Catherine Millet tire de l’affaire Cahn : si la violence du monde ne peut plus être vue, il ne reste que les artistes pour la montrer. 

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