Trop d’images ! Trop d’images ! Beaucoup trop d’images ! On le sait, on en parle, on le répète, et même depuis longtemps. Mais le dire ne peut rendre vraiment compte de ce que révèlent les récentes statistiques. Car rien n’est plus comme avant, depuis que notre civilisation technologique est devenue capable de produire, en seulement quelques mois, une quantité d’images équivalant au corpus de toutes les images existantes à ce jour. Et à un rythme tel que chaque année le nombre d’images produites dépasse celui de la précédente. […] Nous voici complètement démunis devant l’énormité de ce qu’il faut bien appeler le cataclysme distributif.

Les mots manquent pour rendre compte de la spécificité d’une lutte à mort, inhérente à ce trop d’images

Car si, comme l’a vu Walter Benjamin, la reproduction mécanique a provoqué une révolution dans l’histoire de l’image, la nouveauté qui s’est produite dans la distribution est à l’origine d’un bouleversement au moins aussi radical sinon plus. Le voudrions-nous, que, techniquement, nous ne serions plus en mesure de reproduire la quantité d’images produites jour après jour, et distribuées au même instant. Plus que jamais, le nombre mène le jeu, à travers toutes les formes de répétition, accumulation et multiplication qui affectent l’image. Sa violence est terrible : concurrence, compétition, rivalité… les mots manquent pour rendre compte de la spécificité d’une lutte à mort, inhérente à ce trop d’images.

Sans doute toutes les époques ont-elles travaillé à la propagation de l’image et à son plus de visibilité. Depuis Gutenberg, l’histoire de l’image se confond avec celle des techniques permettant sa multiplication et sa reproduction. […] C’est cette nouvelle intimité de la technologie et du capital qui a généré la distribution effrénée de l’image obéissant au seul impératif de toujours plus de visibilité. […] Cela s’est fait en une dizaine d’années, à partir du moment où l’invention du smartphone, premier appareil de communication reliant la production et la distribution de l’image, a eu pour effet de faire apparaître celle-ci instantanément et partout. […] Personne n’a encore vraiment mesuré le sens et les conséquences de ce décollement de l’image d’avec elle-même. […] D’ailleurs, qui d’entre tous ceux qui cherchent à envoyer leur selfie aux côtés de Mona Lisa ou de quelque autre célèbre œuvre d’art se soucie de n’en partager que la numérisation ?

L’image en acquiert une fausse légèreté qui pourrait bien avoir induit la feinte désinvolture caractéristique de notre temps. Ce qui n’a fait qu’empirer, dès lors que, mise à la portée de tous par le smartphone, l’image est passée aux mains de milliards d’individus, qui quotidiennement la produisent et la distribuent en quantités jamais atteintes.

Se manifestant essentiellement à travers la production de sensations de plus en plus fortes, l’art contemporain suivait une évolution comparable à celle que l’économie distributive imposait à l’image

Il y a des faits qui ne trompent pas. C’est en général à la même page et avec la même admiration béate que la presse rend périodiquement compte des records de vente atteints par tel ou tel artiste ou du nombre record de followers, dont peut se flatter telle ou telle vedette d’Internet. On en est même arrivé au télescopage des deux, depuis que la maison de ventes Sotheby’s a fait appel à Victoria Beckham, ancienne Spice Girl devenue créatrice de mode, pour présenter parmi les pièces de sa collection été 2017 les dix-sept tableaux de maîtres anciens, dont Cranach, Rubens, Turner, en vue de leur mise aux enchères. Preuve que l’équivalence image-argent est devenue monnaie courante, si l’on peut dire, et que rien n’est plus hors d’atteinte du nombre.

Entre l’histoire de l’art et l’histoire économique est, en effet, aujourd’hui admise une collusion de plus en plus spectaculaire, qui a débuté autour des années 1990 avec la financiarisation de l’économie, avant de bientôt gagner la mode et les industries du luxe. Mais il fallut du temps pour en apercevoir les conséquences. Peu auront relevé que si, d’un pays à l’autre, les multinationales installaient les mêmes franchises avec les mêmes produits, il en allait pareillement d’un investissement culturel, multipliant dans le monde entier les mêmes expositions des mêmes artistes, comme pour accoutumer chacun à devenir le spectateur hébété de la violence de l’argent de plus en plus à l’œuvre dans le monde des images.

Ainsi, se manifestant essentiellement à travers la production de sensations de plus en plus fortes, l’art contemporain – ou se prétendant tel – suivait une évolution comparable à celle que l’économie distributive imposait à l’image, en aliénant systématiquement le contenu de celle-ci au profit de sa visibilité.

Justement ce qu’avait inauguré l’exposition intitulée Sensations qui, entre 1997 et 1999, a triomphé de Londres à Brooklyn en passant par Berlin comme une stupéfiante OPA du monde sensible, pour imposer, en deçà de toute tentative de représentation, la plus brutale visibilité. Et avec succès, puisque, depuis lors, qu’il s’agisse par exemple de Jeff Koons, Damien Hirst ou Anish Kapoor, telle paraît être la seule qualité exigée de cet « art des vainqueurs pour les vainqueurs », pour reprendre la définition du critique Wolfgang Ullrich. Aucun doute n’est possible, des dimensions aux prix, ces « vainqueurs » – artistes et acheteurs – s’en remettent exclusivement à la visibilité du nombre.

D’où le gigantisme, devenu la caractéristique majeure de cet art contemporain, qui présente le double avantage d’être d’abord complètement en phase avec un système prêt à anéantir tout ce qui pourrait entraver son développement, tandis que la sidération qu’il suscite, assure la suspension de la moindre pensée critique, amenant chacun à participer, fût-ce à son insu, au grand spectacle de la transmutation de l’art en marchandise et de la marchandise en art.

Tant et si bien qu’il n’est sans doute aujourd’hui personne qui ne se soit déjà trouvé pris en otage par quelqu’une de ces installations, avant tout prétexte à occuper l’espace public sinon à le coloniser. C’est l’histoire de l’envahissante hideur du bouquet de tulipes de Jeff Koons, aussi préoccupé d’investir un emplacement public que de faire chèrement payer aux Parisiens son prétendu cadeau-hommage aux victimes de l’attentat du Bataclan. Pareillement, on ne saurait passer sous silence le coup de force de Damien Hirst, qui au printemps 2017 réussissait à occuper cinq mille mètres carrés de Venise avec les faux vestiges du faux naufrage de L’Incroyable, comportant autour d’une statue d’un colosse décapité de dix-huit mètres de hauteur quelque cent vingt sculptures. La nouveauté était que chacune résultait d’une même opération de pillage-démarquage de chefs-d’œuvre de l’histoire de l’art, ainsi condamnés à réapparaître sous la forme de leurs répliques grossies vingt à cinquante fois. Telle est la matérialisation grossière de leur accès à la visibilité, illustrant, entre monstruosité et caricature, la visée de faire triompher le nombre au détriment de la signification. Et le spectaculaire de l’événement aura consacré de manière écrasante la valeur pédagogique que les maîtres du monde attendent d’un art contemporain devenu un de leurs instruments de manipulation privilégiés.

Voilà en effet que, depuis des années, fondations et musées nous accoutument à semblables protocoles pour nous faire accepter l’inacceptable d’un monde en train de passer sous la « gouvernance des nombres ». Avec cette contradiction qui n’en est pas une, c’est à ce grand projet d’aveuglement qu’œuvre la dictature de la visibilité. […]

Aussi ne faut-il pas s’étonner que, d’entre les innombrables dictatures que l’homme aura été capable d’inventer, celle de la visibilité soit sûrement l’une des rares qui n’auront pas été perçues comme telles. Ceux qui en souffrent comme ceux qu’elle écrase ne se rebellent nullement contre elle. La plupart du temps, ils ne s’en rendent même pas compte. Jusqu’à aujourd’hui, elle n’a suscité aucune critique politique, les uns ou les autres pouvant déplorer un manque de visibilité mais jamais un excès de visibilité. La raison en est que le plus ou le moins de visibilité détermine la valeur monétaire d’une image. Et jusqu’à présent, on ne s’est pas encore plaint d’avoir trop d’argent, seulement d’en manquer. […]

Ce n’est pas la première fois que le sacré passe par l’image mais c’est la première fois qu’il repose sur la continuelle fusion de l’image et de l’argent

C’est pourquoi leurs vedettes – stars des réseaux sociaux, blogueurs, mais aussi influenceurs divers, artistes ou sportifs… –, quand bien même nombre d’entre eux auraient accédé au statut de millionnaires, ne font l’objet d’aucune réprobation à une époque où, pourtant, les différents populismes se rejoignent dans un même rejet violent des élites. Il n’en est rien pour les heureux élus de la visibilité qui font même l’objet d’une sorte de culte. N’incarnent-ils pas le rêve d’un monde où le règne absolu du nombre garantit de toute menace du négatif : échec, pauvreté, exclusion… ? Ce qui est confirmé, sinon programmé par une technologie où il ne s’agit que de « liker » même s’il est désormais possible sur Facebook de marquer sa désapprobation, son affliction, etc., par le biais de sept émoticônes. […]

D’ailleurs, le terme d’icône, tout naturellement utilisé pour désigner les célébrités des réseaux sociaux, dit leur caractère d’images intouchables. Ce n’est pas la première fois que le sacré passe par l’image mais c’est la première fois qu’il repose sur la continuelle fusion de l’image et de l’argent, auquel le capital nous impose d’assister et surtout de participer à travers le rituel des images qui, se partageant avant même d’être vues, acquièrent toujours plus de valeur. Véritable transfiguration au cours de laquelle le consommateur d’images en devient producteur, comment ne pas en être reconnaissant au capital triomphant ?

Le voilà, le sacré de ce temps qui permet à la dictature de la visibilité d’être une dictature sans dictateur tout en s’affirmant comme l’espace où se fabrique l’ultime consensus d’une époque sans consensus, mais dont chaque jour fait circuler des milliards d’images. 

 

Extraits de Ceci tuera cela : image, regard et capital © Éditions Stock, 2021

 

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