À quel point l’art véhicule-t-il des stéréotypes ou des violences sexuelles ou sexistes (VSS) ?

Énormément d’œuvres culturelles, de la peinture classique aux Disney en passant par des chansons, perpétuent ces stéréotypes. Sans parler des films ou des contes pour enfants – par exemple, ceux qui n’ont pour personnages principaux que des hommes actifs qui vont sauver des femmes passives.

Qu’a changé le mouvement #MeToo dans le domaine des expressions culturelles ?

Il a représenté un point de basculement. La lutte contre les VSS dans l’art s’inscrit dans un continuum évolutif, comme dirait Norbert Elias : elle a commencé bien avant, par exemple avec des mobilisations dans le monde de la bande dessinée ou contre Roman Polanski dans les années 2010. Mais elle restait cantonnée aux milieux féministes. Aujourd’hui, le seuil de tolérance a baissé face aux VSS. #MeToo a participé à sensibiliser et conscientiser le grand public. Des personnes non militantes s’indignent, et les réseaux sociaux leur offrent les moyens de s’exprimer. On l’a vu récemment avec l’affaire Bastien Vivès, cet auteur de bande dessinée à qui une exposition devait être consacrée au festival d’Angoulême. Certaines de ses œuvres ont clairement un caractère pédopornographique sans avoir pour but de dénoncer ces pratiques. À la suite d’une vague d’indignation sur les réseaux sociaux, et à une pétition signée par plus de 100 000 personnes, l’exposition a été annulée. Y compris pour des raisons de sécurité, Bastien Vivès ayant reçu des menaces. J’ajoute ici un point important : on doit pouvoir faire de la cancel culture intelligente, appeler à boycotter un artiste ou une œuvre sans que cela vire au cyberharcèlement et aux menaces physiques.

Des œuvres violentes vous semblent-elles acceptables si elles ont un objectif de dénonciation ?

C’est une question qui divise. L’exemple le plus récent est cette peinture de Miriam Cahn, Fuck Abstraction !, exposée au palais de Tokyo. On y voit un enfant entravé pratiquer une fellation à un adulte. L’artiste explique vouloir dénoncer les viols de guerre en Ukraine. Je n’ai pas d’avis tranché sur la question, mais j’ai le sentiment que la volonté de dénonciation ne saute pas aux yeux dans l’œuvre. Si c’est contextualisé, c’est plus acceptable. Je ne suis pas certaine qu’on ait besoin de représenter ces pratiques de façon aussi crue pour les dénoncer, cela peut participer d’une sorte de voyeurisme. Il faut aussi penser aux victimes de VSS : tomber sur ces images peut réactiver un trauma chez elles, ou choquer des enfants qui visitent le musée. Dans tous les cas, il faut systématiser les trigger warnings, ces mises en garde déconseillant certaines images aux personnes sensibles.

L’objectification des femmes et de leur corps comme la représentation voyeuriste d’actes pédocriminels ne sont plus acceptables dans la société post-#MeToo

De manière générale, il est tout à fait acceptable de produire des œuvres artistiques représentant des faits de violence. La violence constitue, comme le disait Max Weber, une donnée anthropologique immuable et fait partie de l’histoire de l’humanité. À cet égard, il est normal que les artistes veuillent la représenter sous diverses formes. Il faut toutefois veiller à ne pas en faire l’apologie, surtout lorsqu’il s’agit de violences sexuelles et sexistes. L’objectification des femmes et de leur corps comme la représentation voyeuriste d’actes pédocriminels ne sont plus acceptables dans la société post-#MeToo, même sous couvert de liberté artistique.

Au-delà de la pédopornographie, pourquoi certaines images peuvent-elles être jugées impossibles à supporter ?

Il y a deux niveaux. Le premier concerne la dénonciation des pratiques illégales. Appeler à la pédophilie ou au viol, tout comme faire l’apologie du racisme, est interdit par la loi française – et on peut s’en féliciter. C’est également le cas pour la pédopornographie, et la loi précise bien qu’il s’agit de toutes les images, y compris les dessins ou peintures. Dans ces domaines, appeler à « canceler » une œuvre constitue juste un rappel à la loi, même si celle-ci est encore peu appliquée. La pédopornographie fait à peu près consensus contre elle, mais c’est moins le cas pour les autres types de violences sexistes et sexuelles. Que ce soit dans les arts plastiques, dans les séries, dans les films ou encore dans les livres comme Cinquante nuances de Grey, nous avons été biberonnés à la culture du viol, à des représentations de femmes objectifiées ou présentées dans des postures très lascives. C’est en partie à cause de ce matraquage que certains hommes se sentent en droit d’objectifier ou de harceler des femmes, dans l’espace public comme privé. Mais dénoncer ces œuvres n’est pas encore perçu comme légitime, une certaine complaisance subsiste.

Des œuvres doivent-elles être boycottées ou réécrites alors qu’elles n’enfreignent aucune loi ?

C’est vrai, certains livres de Roald Dahl comme Charlie et la chocolaterie ont fait l’objet de réécriture au Royaume-Uni, car ils contenaient des passages grossophobes ou sexistes. On se situe là dans ce qu’on pourrait appeler le « deuxième niveau » : la responsabilité morale et éthique des artistes. Les représentations qu’ils véhiculent ont des impacts sur les enfants, les femmes ou les hommes qui les voient ou les lisent. On peut faire de la transgression mais sous couvert de vernis artistique, certains revendiquent un droit décomplexé au sexisme ou au racisme. Comment prétendre avancer vers l’égalité entre les hommes et les femmes si, dès l’enfance, on est exposé à des livres, des séries et des films qui perpétuent les stéréotypes de genre ? La réécriture de Roald Dahl a suscité un tollé parce que notre culture est imbibée de sexisme, au point qu’il est considéré comme banal. Mais je pense qu’avec un peu de temps, les choses vont se normaliser.

Au-delà du contenu des œuvres, c’est parfois le comportement de certains artistes qui est jugé indigne. Est-ce la fin de l’artiste « au-dessus des lois » ?

Enfin ! Roman Polanski est l’un des cas les plus emblématiques : le problème ne réside pas dans le contenu de ses films, mais dans les crimes qu’il a commis. Cet homme devrait être en prison pour pédophilie, tout comme Gabriel Matzneff. Que des gens veuillent voir les films de Polanski, c’est une chose, mais lui consacrer une standing ovation à la cérémonie des Césars est inadmissible. Encore une fois, il faut penser aux victimes de VSS, qui voient des violeurs ou des pédophiles acclamés sur scène. C’est aussi le cas dans la musique : à titre personnel, j’apprécie certaines musiques de Michael Jackson ou de Bertrand Cantat. Je continue à les écouter, mais jamais je n’irais à un concert de ce dernier, acclamer cet homme sur scène ou acheter ses CD. Cela contribue à son impunité, à cautionner son comportement. Malheureusement, les plus célèbres des artistes sont encore au-dessus des lois – l’impunité dont ils bénéficient est indexée sur leur capital sympathie. Prenez le rappeur Booba : rares sont les chansons où il n’insulte pas les femmes – c’est-à-dire la moitié de l’humanité ! Et pourtant les gens refusent qu’on touche à cet artiste. Les choses changent, mais pour des artistes moins connus. Prenons un exemple récent : le chanteur Tayc, dont le titre Quand tu dors est une apologie décomplexée du viol conjugal. Il y a quelques années, cette chanson n’aurait pas rencontré de problèmes. Là, elle a fait un tollé, notamment sur Twitter. L’artiste s’est excusé et a annoncé qu’il allait modifier les paroles. La réflexion est amorcée.

Le public a acquis un pouvoir : dénoncer les œuvres qu’il considère problématiques.

Cette mobilisation peut-elle faire évoluer l’industrie culturelle ?

Le changement de l’industrie a commencé, même s’il reste beaucoup de travail. Dans des domaines extrêmement sexistes et stéréotypés comme la publicité ou la mode, on commence à constater des évolutions sociales amenées par #MeToo : des pubs avec des corps moins filiformes, des mannequins noires… Alors bien sûr, l’industrie ne fait pas cela par philanthropie : ses motivations sont en partie économiques ; il s’agit de plaire aux femmes, aux catégories minorisées, mais aussi d’éviter de voir son image abîmée par une mauvaise publicité. La société de production de la série House of Cards, par exemple, a dû débourser des millions pour « effacer » l’acteur Kevin Spacey des derniers épisodes, à la suite d’accusations d’agressions sexuelles. Mais, quelles que soient les motivations, le bon sens prévaut enfin : on ne peut plus diffuser sur grand écran l’image d’une personne accusée de crime. Cela dit, les choses tardent à changer : l’industrie a bel et bien validé des créations comme les chansons de Booba ou Cinquante nuances de Grey. Mais le public a acquis un pouvoir : tout comme il peut faire émerger des artistes via Internet, sans passer par des maisons de disque, il peut dénoncer les œuvres qu’il considère problématiques. Les nouvelles technologies de communication représentent un vrai pouvoir à cet égard.

Autrefois, la censure était étatique. N’est-il pas paradoxal que des mouvements progressistes appellent à des formes de contrôle sur les œuvres ?

Ça me fait toujours rire que les artistes dénoncés empruntent le vocabulaire des résistants ou des révolutionnaires. Bastien Vivès n’est pas censuré pour s’être érigé contre les violences étatiques ! Au contraire, il milite pour la perpétuation des privilèges masculins et des VSS. Ces artistes cancelés ne s’attaquent pas à une institution ou à un pouvoir mais à des humains, à leur dignité. S’il y a des résistants et résistantes, ce sont plutôt ceux et celles qui s’indignent contre la banalisation de ces violences, les woke comme on dit. Ils subissent d’importants retours de bâton.

À quoi ressemblerait un art woke ?

C’est simple : on peut tout écrire, tout dessiner, tout filmer tant qu’on respecte les catégories minorisées – pas d’apologie du sexisme, du racisme, de l’homophobie ou de la pédophilie. On irait vers un art plus respectueux de chacun et chacune et, contrairement aux craintes de certains, ça libérerait l’imagination, ce serait un art plus diversifié, plus profond. Faire l’apologie du viol ou représenter des femmes nues n’a plus rien de transgressif tellement cela s’est banalisé. Ce serait problématique si les artistes n’arrivaient pas à proposer autre chose ! 

 

Propos recueillis par HÉLÈNE SEINGIER

 

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