En 1972, Ben fait scandale en exposant un flacon d’urine au Grand Palais. Cette exposition, voulue par Georges Pompidou, était conçue comme la vitrine de l’art contemporain en France. Beaucoup d’artistes refusèrent d’y participer, dénonçant un « art d’État ». Un certain nombre entreprirent de barrer l’entrée de l’exposition, la police fut appelée pour intervenir… Aujourd’hui, le flacon d’urine de Ben ne ferait pas même lever un sourcil. Le public, les galeristes, les organisateurs d’expositions se sont habitués aux provocations. J’ai souvent entendu des amateurs d’art le regretter, et déplorer une atmosphère si apaisée qu’elle en serait presque ronronnante.

Pourtant l’art continue de choquer, mais selon des modalités très différentes. Il ne s’agit plus d’artistes désireux de prendre à partie le public, comme au temps des dadaïstes ou des surréalistes. C’est plus souvent sous l’effet d’une instrumentalisation que naît le scandale. Un artiste ou une œuvre sont pris en otage par des organisations de la société civile qui s’en servent pour faire passer leurs messages et réclamer une censure que les institutions ne demandent pas.

C’est ce que je perçois dans les polémiques récentes autour de Bastien Vivès, dessinateur de bande dessinée, et surtout de Miriam Cahn, dont je connais bien l’œuvre et que j’aime beaucoup. Cette artiste suisse, dont on peut voir la rétrospective au palais de Tokyo, a été attaquée pour une œuvre, Fuck Abstraction !, qui représente un homme en train d’imposer une fellation à un autre personnage, les mains liées, de taille et de silhouette menues. Il pourrait être un enfant, mais rien ne le dit explicitement. On n’est pas obligé de le penser.

C’est sous l’effet d’une instrumentalisation que naît le scandale

La scène a été qualifiée de choquante, le mot de « pédocriminalité » a été agité par certains qui, sous prétexte de protection de l’enfance, cherchent à faire passer des thèses complotistes et réactionnaires. En réalité, le tableau de Miriam Cahn se réfère aux violences commises en Ukraine. Récemment, Miriam Cahn a également réalisé de grands tableaux violents et crus représentant des migrants. On les voit chuter dans un grand espace bleu. L’effet est impressionnant.

À travers ces œuvres, que nous dit-elle ? Elle fait le constat que la guerre en Ukraine et le drame des migrants qui se noient en Méditerranée reviennent régulièrement dans l’actualité sans que l’on réalise précisément de quoi l’on parle. Ces images, personne ne veut les voir. Et c’est pourquoi elle a choisi de les montrer. J’ai le sentiment qu’à notre époque, les artistes qui choquent vraiment sont ceux qui, comme elle, cherchent seulement à dire ou à montrer la vérité. Son but n’est pas de choquer, mais d’éveiller les consciences. Elle se conforme ainsi à une mission très ancienne et très haute du rôle de l’artiste.

J’entends souvent dire qu’il était plus facile d’être un artiste dans les années 1960 et 1970 qu’aujourd’hui. Cela me fait sourire. Tout n’était pas rose dans ces années-là. L’insouciante liberté que l’on associe volontiers à cette époque a existé. Mais il fallait l’arracher à une société verrouillée, oppressante. L’optimisme était une réaction, voire un exorcisme.

Martial Raysse est un artiste emblématique de ces années-là. Il était plasticien mais aussi cinéaste. On lui doit des courts et des longs métrages (Le Grand Départ, 1970). Il est connu pour son exploration esthétique des nouveaux matériaux produits par la société de consommation, comme le plastique. Son œuvre picturale exalte la joie de vivre, et son cinéma joue sur des effets hallucinatoires qui, évidemment, doivent beaucoup à la consommation de drogues. Avant de réaliser ces œuvres, Martial Raysse avait passé huit mois très durs dans un hôpital militaire pour se soustraire au devoir de tuer ou de se faire tuer en Algérie…

Je ne saurais dire si le sens de la liberté s’est perdu, mais l’individualisme, oui.

Je ne suis donc pas nostalgique de l’insouciance et de la liberté des années 1960 et 1970. Si je regrette quelque chose de ces années-là, c’est qu’elles n’étaient pas envahies par cette idéologie de la surveillance, de la prudence et du conformisme que je vois partout se répandre aujourd’hui. Je m’étonne tous les jours de vivre dans un monde où l’on se vante d’être un follower, c’est-à-dire un suiveur ou, pour le dire autrement, un conformiste, un mouton de Panurge. Je ne saurais dire si le sens de la liberté s’est perdu, mais l’individualisme, oui.

Ce qui me choque le plus, c’est l’état d’esprit de certains jeunes artistes dans les écoles d’art aujourd’hui, tel que l’a révélé une enquête récente dans Le Monde. L’article racontait que des élèves à Marseille avaient interrompu la projection d’un des plus beaux films de Jean-Luc Godard, Le Mépris (1963), scandalisés par la célébrissime scène avec Brigitte Bardot nue, y voyant un avilissement du corps de la femme. Si j’avais pu leur parler, je les aurais renvoyés à un texte magnifique de Simone de Beauvoir sur la liberté qu’incarnait Brigitte Bardot dans ces années-là. Mais je pense que je n’aurais pas été entendue.

Comme tout le monde, je ne partage pas toujours les idées exprimées dans une œuvre. Mais je n’ai jamais manifesté pour empêcher qu’un artiste soit exposé, et que ses œuvres soient soustraites à la vue du public. Que de jeunes artistes puissent envisager de limiter la liberté d’autres artistes, du passé ou du présent, c’est pour moi la grande nouveauté de ces dernières années, et c’est cela qui personnellement me choque et me consterne le plus. 

Conversation avec JEAN-FRANÇOIS MONDOT

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