Dites-moi, docteur. Quel est le pronostic ?

L’Amérique a longtemps été un pays de nouveaux départs, et il en est ainsi avec la présidence de Joe Biden. Alors que l’insensibilité, la cruauté et l’incompétence mortelle de Donald Trump commencent à s’effacer des mémoires, la majorité du pays pousse un soupir collectif de soulagement. De grandes choses se produisent à nouveau. Les vaccinations se déroulent à un rythme étonnant. Le Congrès a adopté un immense plan d’aide destiné aux personnes éprouvées économiquement par la pandémie. Après quatre années où la « Semaine de l’infrastructure » n’était rien qu’un slogan risible, l’équipe Biden promeut un plan massif visant à faire entrer nos routes, ponts, aéroports et réseaux électriques décrépits dans le XXIe siècle. Alors, le soleil brille et le pays est baigné d’une lueur dorée ? Pas exactement.

Malgré un indéniable sentiment de confiance, les conditions qui ont conduit à la victoire surprise de Trump en 2016 perdurent. L’Amérique reste divisée comme elle ne l’a jamais été depuis les premiers jours de la guerre de Sécession. Le Sénat est coupé en deux et les démocrates ont une majorité très mince à la Chambre des représentants. Le plan de relance de M. Biden est passé sans une seule voix républicaine. Avec notre système bipartite, la santé à long terme de la république dépend de la capacité des deux partis à faire des compromis. Or le Parti républicain actuel, dominé par l’extrême droite, affiche un dédain inquiétant pour l’idée de démocratie. Après l’insurrection contre le Capitole, plus de la moitié de ses membres à la Chambre ont voté le rejet des résultats d’une élection présidentielle pourtant libre et équitable. Parce qu’ils pensent que leur chemin vers le pouvoir passe par le rétrécissement de l’électorat, les républicains ont proposé dans quarante-sept États des lois qui rendront l’exercice du droit de vote plus difficile. 

Les institutions politiques américaines rendent toute réforme significative remarquablement compliquée. Les démocrates ont remporté le vote populaire lors de sept des huit dernières élections nationales, et pourtant George W. Bush et Donald Trump ont tous deux réussi à devenir présidents. Trump a peut-être perdu deux fois le vote populaire, mais il est responsable de la nomination d’un tiers des juges de la Cour suprême pour un mandat à vie. Et ce n’est qu’une petite partie du problème. La Cour suprême, le Sénat et le Collège électoral sont tous tenus par une opposition minoritaire, de sorte que nous souffrons à la fois d’une sclérose politique et d’un manque de moyens pour y remédier. Si les conditions post-électorales avaient été différentes, si les responsables républicains d’États comme la Géorgie et l’Arizona n’avaient eu le courage de s’opposer à la tentative de fraude électorale de Trump, ce dernier aurait peut-être réussi son assaut contre la présidence. Les Américains seraient bien avisés de tirer les leçons de cet épisode et d’ériger des barrières légales pour éviter que cela ne se reproduise. Mais en sommes-nous capables ? J’avais espéré que la tentative de Trump de voler l’élection, combinée à la violence dont il a été l’instigateur le 6 janvier 2021, choquerait tant les politiciens de bonne volonté qu’elle les inciterait à agir au-delà des lignes partisanes. Cela ne s’est pas produit. J’avais espéré un interrègne pendant lequel la réconciliation nationale pourrait avoir lieu. J’attends toujours. 

Pour compliquer encore les choses, l’Occident s’est enfoncé dans les catacombes du postmodernisme, où la nature même de la vérité est remise en cause. Internet fait figure de chaudron bouillonnant d’infos non vérifiées qui alimentent en mensonges les crédules ensuite livrés aux manipulations des dirigeants les plus cyniques. Ajoutez à cela les vifs débats qui traversent le pays sur le sujet toujours sensible de la race ; rappelez-vous qu’il y a plus de 400 millions d’armes à feu aux États-Unis et que les politiciens semblent impuissants à réguler qui peut en posséder malgré la litanie des fusillades de masse ; puis observez notre réponse schizophrénique à ces enjeux. La gauche appelle à abolir la police et à vider les prisons. À droite, de larges contingents d’Américains blancs en colère croient que leur mode de vie est menacé et sont poussés à la violence par une rhétorique incendiaire. À ce point critique de notre histoire, tout élan d’optimisme serait pareil au saut dans la foi de Kierkegaard. 

Il fut un temps où je croyais que seul un cas de force majeure pourrait encore unir le pays. Notre attitude face au Covid-19 a éviscéré cet espoir naïf. Si les Martiens devaient envahir l’Amérique, il y a de fortes chances qu’à l’heure actuelle la moitié du pays se rangerait du côté des Martiens – je ne blague qu’à demi. Et pourtant…

L’histoire américaine regorge de délires collectifs. Depuis les procès des sorcières de Salem, au XVIIe siècle, jusqu’à l’épisode de monomanie religieuse du XVIIIe siècle connu sous le nom de Grand Réveil, en passant par l’hystérie anticommuniste des années 1950 ou QAnon aujourd’hui, la démence collective a longtemps trouvé un écho sur ces rivages. Mais la fièvre finit par tomber. La vie est toujours revenue à la normale. Il ne s’agit pas de suggérer que nous devrions nous asseoir et laisser l’entropie faire son œuvre ; dans les années 1940, le fascisme ne s’est pas effondré tout seul. Mais il est réconfortant de se souvenir que la réalité sait toujours se rappeler à vous. La victoire de Biden a fait des merveilles pour baisser le volume du débat. Ses réformes sont très populaires.

Alors dites-moi, docteur, vraiment, quel est le pronostic ? L’Amérique a un cancer. Il est actuellement en rémission. Reste à savoir si un remède peut être découvert. 

 

Traduit de l’anglais par JULIEN BISSON

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