En annonçant il y a deux semaines un retrait militaire américain total d’Afghanistan le 11 septembre 2021, Joe Biden avait forcément conscience des modalités concrètes de l’opération autant que de la portée symbolique de la date choisie. Tous les observateurs savent que ce retrait ouvrira la voie à un retour des talibans au pouvoir – soit dans le cadre d’une coalition, soit seuls – en cas de guerre civile. Un retour au pouvoir, donc, de ceux qui, parce qu’ils avaient accueilli Al-Qaïda sur leur sol il y a vingt ans, avaient été considérés par les Américains comme voués à disparaître. Le retrait américain d’Irak, en 2011, avait montré combien la réaction de Washington aux attentats du 11 septembre 2001 avait été une erreur. Choisir aujourd’hui le vingtième anniversaire de ces attentats pour mettre fin à la guerre la plus longue de l’histoire des États-Unis – une guerre que les Américains, pas plus qu’en Irak, n’ont été capables de remporter – en dit long sur le bilan que fait le nouveau président des errements du passé et surtout sur son ambition de refonder la politique extérieure de son pays. Selon ses termes : « mettre fin aux guerres éternelles ».

Quelles sont ses nouvelles priorités ? Le 3 décembre 2020, six semaines avant son entrée à la Maison-Blanche, Biden avait donné au New York Times sa première interview, dans laquelle il consacrait une place importante aux enjeux internationaux. Il y distinguait deux objectifs principaux. Le premier : négocier avec la Chine de nouvelles normes pour régir la relation des deux premières puissances mondiales. Cet objectif, expliquait-il, est le plus essentiel pour les États-Unis. Mais, les dossiers à régler étant d’une immense ampleur, Biden disait vouloir se donner le temps. Sa seconde priorité est la restauration de l’accord sur la maîtrise du nucléaire militaire iranien, dit JCPOA, que les États-Unis et les autres grandes puissances avaient signé avec Téhéran en 2015. Validé par le Conseil de sécurité des Nations unies, cet accord avait néanmoins été rompu par Donald Trump en 2018 sous les applaudissements des monarchies du Golfe et d’Israël réunis, mais au grand dam du reste du monde. Restaurer l’accord, insistait Biden, est à présent urgent.

Et si l’urgence et le long terme étaient liés ? C’est ce qu’on entend beaucoup aux États-Unis depuis la cyberattaque menée le 11 avril par Israël, qui a gravement endommagé la capacité nucléaire militaire de l’Iran en détruisant un millier des centrifugeuses de son principal site d’enrichissement, à Natanz. Cette attaque a eu lieu cinq jours seulement après que les grandes puissances et l’Iran eurent engagé, à Vienne, de premiers pourparlers en vue de revenir à l’application du JCPOA. Téhéran fait du retour pur et simple à l’accord signé – qui incluait une levée de sanctions économiques – le préalable à toute discussion ultérieure, quel qu’en soit le thème. Joe Biden, s’il entend bien revenir aux termes de l’accord de 2015, levée des sanctions incluse, souhaite l’accompagner d’une limitation de l’influence iranienne dans la région et de garanties que les discussions se poursuivront une fois les sanctions levées.

Lorsqu’Israël a frappé à Natanz, les rumeurs à Vienne voulaient que les pourparlers avançassent solidement. Est-ce cela qui a poussé l’État juif à passer à l’acte ? En tout cas, son Premier ministre, Benyamin Netanyahou, et avec lui la très grande majorité de la classe politique israélienne, est hostile non seulement à un retour à l’accord de 2015, mais au principe même d’une négociation avec l’Iran. Dès lors, va-t-on vers une crise entre la nouvelle administration américaine et ses deux principaux alliés au Moyen-Orient, Israël et l’Arabie saoudite, elle aussi hostile à toute négociation avec Téhéran ? Biden cherchera sans doute à l’éviter, en offrant des garanties à ces deux pays. Mais cette éventualité n’est pas exclue. L’éditorial du Washington Post, le lendemain de l’attaque israélienne, était à ce sujet explicite. Titré « Les attaques incessantes d’Israël contre l’Iran peuvent mettre en danger la diplomatie de Biden », l’article constatait une « différence profonde entre les intérêts américains et israéliens ». « Pour Israël le conflit avec l’Iran est une constante, aucune détente n’est concevable, poursuivait-il. En revanche, si l’administration Biden parvient à revenir à l’accord [de 2015], elle aura les mains plus libres pour alléger ses dispositifs militaires au Moyen-Orient et se concentrer sur le défi montant que pose la Chine. » Bonnie Glaser, du Centre d’études stratégiques internationales de Washington, ne dit pas autre chose : « L’administration Biden n’entend pas laisser les conflits moyen-orientaux éclipser ses ambitions nationales, ni sa focalisation sur la Chine. »

Ainsi posée, l’urgence de régler la question iranienne devient plus compréhensible. Le désengagement américain du Moyen-Orient, dont la maîtrise du nucléaire iranien est la clé de voûte, est un préambule incontournable au grand partage du monde qui se prépare entre Washington et Pékin. L’affaire sera de longue durée, a estimé Biden, qui entend d’abord renouer les liens défaits par Trump avec les grands alliés de l’Amérique. Reste que, dans l’immédiat, à côté des multiples motifs de friction entre Washington et Pékin, la Chine peut aussi offrir à Biden quelques opportunités. Ainsi, sa capacité à jouer un rôle de levier par rapport à l’Iran n’est pas négligeable. Pékin n’est-il pas déjà devenu – merci l’embargo américain – « le premier fournisseur et client de l’Iran », comme le rappelle le spécialiste Bernard Hourcade (« L’Iran au cœur de la rivalité entre la Chine et les États-Unis », Orient XXI, 5 avril 2021). Et la Chine n’a-t-elle pas signé le 27 mars un accord commercial garantissant à l’Iran 400 milliards de dollars d’investissements sur vingt-cinq ans ? De quoi faire pression sur Téhéran si le besoin s’en faisait sentir, ont craint les « durs » de Téhéran après la signature de cet accord.

Au-delà de la conjoncture iranienne, les États-Unis jouent dans la relation avec la Chine rien moins que le rétablissement de leur statut international et de leur stature, amplement endommagés par Trump mais plus encore par leur affaiblissement économique et technologique régulier. Lors d’une conférence de presse, le 26 mars, Biden a indiqué les grandes lignes de conduite qu’il entend suivre dans sa confrontation-coopération tendue avec Pékin. Règle numéro un : alors que le monde est aujourd’hui « au milieu d’une quatrième révolution industrielle aux conséquences énormes », l’Amérique doit préserver sa place de « pays le plus riche et le plus puissant » de la planète. Biden, qui se targue d’être « l’Américain qui connaît le mieux Xi Jinping », le président chinois, avec qui il a passé « des heures et des heures » à discuter lorsqu’il était vice-président de Barack Obama, a ajouté : « La Chine a un objectif global : celui de devenir le pays leader dans le monde. Cela n’adviendra pas. »

Derrière les phrases chocs et les rodomontades se profilent les enjeux réels. Aux yeux de Biden, le facteur clé pour parvenir à contester l’émergence chinoise est le fossé technologique entre les deux puissances, qui s’est réduit ces dernières années et qu’il faut donc de nouveau creuser. Il souhaite que l’investissement des États-Unis dans la recherche et le développement revienne à son niveau des années 1960, 2 % du produit intérieur brut (PIB), alors qu’il est tombé aujourd’hui à 0,7 %. Celui qui dominera les secteurs que sont « la technologie, l’informatique quantique, le médical, etc., détiendra le futur », a-t-il proclamé. Le pari semble gigantesque, tant Biden est d’abord préoccupé par les enjeux internes de l’Amérique et tant Pékin paraît disposer des moyens d’investir des sommes immensément plus importantes que les États-Unis. Après tout, le premier créancier de la dette publique américaine ne reste-t-il pas la Chine ?

Enfin, Biden entend aussi faire du respect des droits, humains et commerciaux, – du sort des Ouïgours aux enjeux de propriété intellectuelle – l’élément déterminant de l’attitude américaine à l’égard de l’empire du Milieu. Il faudrait, là encore, que sa politique des droits de l’homme ne soit pas trop fonction de ses seuls intérêts, et que ses entreprises, en particulier les GAFA, soient respectueuses de la fiscalité des pays où elles sont en position dominante – c’est-à-dire partout dans le monde… En proposant le 5 avril une taxation basique des multinationales à l’échelle mondiale, la secrétaire au Trésor américaine, Janet Yellen, a créé la surprise. Et Biden a ajouté une pierre à ces 100 premiers jours, déjà largement perçus comme prometteurs. 

Vous avez aimé ? Partagez-le !