Dès l’autoroute, des panneaux lumineux indiquent le centre de vaccination à grand renfort de flèches clignotantes. À l’approche du campus de l’institut polytechnique de Newark, la plus grande ville de l’État du New Jersey, des dizaines d’agents de police orientent les piétons vers un premier tunnel de tentes, long de 100 mètres, menant à l’un des plus grands gymnases de la fac. La foule des policiers et des employés du FEMA, l’agence fédérale chargée de gérer les catastrophes, le va-et-vient fébrile de dizaines de volontaires, signent une mobilisation historique. Et l’humeur affable, presque obséquieuse, de cette armée en gilets orange et treillis de la Garde nationale pourrait évoquer les scènes finales des films catastrophe d’Hollywood, ce moment où les héros débonnaires de la toute-puissance américaine déploient leur grand cœur et leur colossale logistique pour sauver l’humanité d’un fléau venu d’ailleurs.

Mais ce n’est pas du cinéma. Depuis le lancement de la campagne nationale, 125 millions d’Américains, soit la moitié de la population adulte du pays, ont déjà reçu au moins une injection de vaccin, et un tiers sont complètement immunisés. Les vaccins, commandés et distribués par le gouvernement fédéral, sont administrés à raison de 3 millions de doses quotidiennes par les autorités locales, les services de santé des États ou des municipalités. Mais il arrive au gouvernement de Washington de se saisir lui-même de la seringue pour résorber les retards et assurer les urgences. Ici, au milieu des HLM de Newark, 6 000 personnes se présentent chaque jour à l’entrée de cette chaîne médicale impeccable pour être dirigées vers l’un des postes d’infirmiers parmi les dizaines qui sont alignés sur les courts de tennis couverts de la fac. Le rythme est impressionnant au regard de la population concernée : 300 000 habitants de la ville et des comtés avoisinants.

À 15 kilomètres de là, sur la rive de l’Hudson, à Manhattan, d’autres équipes fédérales piquent 11 000 personnes par jour sous la voûte immense du palais des expositions Javits Center. L’énormité des opérations participe aussi de la stratégie de relations publiques du nouveau gouvernement. C’est bien Donald Trump qui, au prix d’une subvention de près de 3 milliards de dollars à l’industrie pharmaceutique, a obtenu en un an la conception et la livraison des vaccins. Arrivées trop tard, le 14 décembre, un mois avant l’intronisation de son successeur démocrate, les doses sont maintenant les munitions de l’armée de soignants de Joe Biden, les gages tangibles d’une ère démocrate de la bonne gouvernance, de la solidarité et du civisme.

Dans un pays miné par le clivage politique, 65 % des Américains s’entendent aujourd’hui pour applaudir l’offensive de santé publique du nouveau président. Ce socle de confiance, bien plus élevé que celui imparti à sa politique économique (51 % d’approbation) ou à ses mesures sur l’immigration (34 % seulement), conditionne la perception fondamentalement favorable du gouvernement et, à travers lui, la réhabilitation de la puissance publique, discréditée sous Trump par le demi-million de morts du Covid. Mais un revers est toujours possible.

Dans son dernier communiqué du 14 avril, l’agence gouvernementale des Centers for Disease Control and Prevention (CDC), la vigie sanitaire nationale, se félicite du rythme des vaccinations, tout en reconnaissant que… « c’est compliqué ». Le virus est à nouveau en marche. Les 67 000 nouveaux cas quotidiens à la mi-avril aux États-Unis, contre 53 000 un mois plus tôt, révèlent le relâchement et la lassitude de la population. Mais l’offensive antivirus bute maintenant sur les écueils de la société américaine : l’accès à l’information et aux vaccins, et le scepticisme d’une part de la population.

Le gouverneur de l’État du New Jersey, le démocrate Phil Murphy, a renouvelé, le 16 avril, la déclaration d’urgence. Avec plus de 3 500 cas de Covid par jour, cet État de 8 millions d’habitants retrouve le niveau inquiétant de son pic de contaminations de janvier 2021. Le variant « anglais », deux fois plus contaminant, a joué son rôle dans le retour de l’épidémie, mais il a aussi frappé New York, à une demi-heure de route, sans pour autant y entraîner de rebond, la courbe des infections s’étant même, au contraire, considérablement affaissée. La première différence tient à l’accès des plus démunis et des minorités, aux vaccins. Au University Hospital de Newark, les hospitalisations pour Covid ont augmenté de 25 % à la fin mars. Aucun des patients n’avait reçu le vaccin et presque tous étaient latinos, une communauté qui représente 21 % de la population du New Jersey et seulement 7 % des vaccinés. Malgré les grands moyens déployés par l’État fédéral à Newark, ce retard reste criant par rapport à New York, où les Hispaniques – 18 % des résidents – comptent pour plus de 12 % des vaccinés. Les Noirs du New Jersey confirment la tendance avec 5 % seulement de vaccinés. Même type d’emplois de « première ligne », dans les commerces ou la livraison à domicile, davantage exposés à la contamination ; même manque de possibilité de se connecter à Internet pour prendre un rendez-vous, même éloignement des centres de santé et des lignes de transport en commun. Même écart sidérant – du simple au double – avec le taux de vaccination des Noirs new-yorkais.

La ville et l’État de New York n’ont pas lésiné en matière de campagnes de santé publique à l’adresse des Afro-Américains. Car aux barrières sociales s’ajoute une méfiance atavique pour les autorités médicales. La veille de l’ouverture du centre de vaccination de Newark, Herbert Glenn, porte-parole de l’alliance interconfessionnelle locale, a multiplié les coups de fil pour s’assurer que les cinq cents premiers détenteurs de rendez-vous seraient bien présents pour leur injection devant les caméras. « Beaucoup se méfient. Le vaccin est sorti en un temps record. Ils se demandent ce que c’est. Et il y a le poids de l’histoire… » Outre leurs relations houleuses avec les médecins blancs condescendants, et le paternalisme des assurances publiques, les Noirs américains vivent toujours le traumatisme des abus atroces commis par la médecine officielle, telle la fameuse « expérience de Tuskegee » : de 1932 à 1972, des chercheurs du ministère de la Santé américain ont mené une étude sur des centaines de patients noirs atteints de la syphilis en Alabama ; tout en leur assurant qu’ils les soignaient, les médecins leur donnaient un simple placebo et se contentaient d’observer l’évolution fatale d’une maladie qu’une simple piqûre de pénicilline aurait pu guérir, et cela a duré des décennies.

La persuasion, la séduction relèvent maintenant des priorités nationales. En plus du battage publicitaire – les clips enjoués et optimistes financés par le département de la Santé –, le gouvernement Biden dépense des millions en enquêtes d’opinion et groupes test pour affiner les arguments destinés à la partie de la population la plus réticente envers la vaccination : les républicains. 52 % des adhérents de ce parti, contre seulement 15 % des démocrates, déclarent craindre davantage les effets du vaccin que ceux d’une maladie systématiquement minimisée pendant un an par leur idole Donald Trump. Leur « vaccine resistance » catalyse tous les mots d’ordre de l’ère Trump : le mépris haineux envers les institutions publiques établies, la haine pour les médias classiques, la dévotion envers les infos de Fox News et des réseaux sociaux, ciselées pour cet auditoire nourri de théories du complot antivaccin.

Le credo est si ancré qu’il dépasse son principal prophète. Arrivées trop tard pour aider à la réélection de Donald Trump, les premières doses de Pfizer auraient pu au moins contribuer à sa postérité. Mais loin de vanter son exploit, le président sortant s’est fait vacciner, avec tous ses proches, dans le secret absolu la veille de son départ de la Maison-Blanche. Sans jamais évoquer ce détail, Trump s’est depuis lors épuisé en contorsions verbales, lors de ses interviews sur Fox News, encourageant vaguement ses supporters à prendre le vaccin, tout en « respectant leur choix personnel ». Son ego, pour une fois, cède le pas au calcul politique. Pour confirmer son emprise sur le parti lors des élections de mi-mandat de 2022, et même conserver des chances de gagner la présidentielle de 2024, il ne peut contredire un électorat conservateur dont il a lui-même cultivé le scepticisme à l’égard de la gravité du virus, ni se brouiller avec la mouvance antivax et complotiste qui infeste le Parti républicain.

Sa fille Ivanka Trump l’a appris à ses dépens. Sa photo récente sur son compte Instagram, la montrant manche relevée pour sa piqûre dans un centre de Floride, lui a valu des torrents d’insultes, près de 70 000 commentaires outrés émis par les électeurs de son père. Pour le même motif, le révérend J.D. Greear, dirigeant de la Southern Baptist Convention, la dénomination chrétienne évangélique la plus puissante d’Amérique, en a aussi pris pour son grade sur les réseaux sociaux. Comme le célèbre Robert Jeffress, sommité de l’ultradroite chrétienne du Texas et allié indéfectible de Donald Trump, conspué par des milliers d’ouailles pour avoir déclaré que « les vaccins sont un don de Dieu ». Contre l’élite, la base ultrachrétienne la plus engagée s’offusque des tissus d’origine fœtale utilisés dans les recherches des laboratoires. Elle voit la « marque de la bête » sur le bras des vaccinés, et s’étonne même qu’on puisse tenter d’éviter la mort quand elle est décrétée par Dieu.

« Je peux entendre ces propos. Mais il faut être cohérent, ironise le pasteur Phillip Bethancourt, membre du comité d’éthique de la Southern Baptist Church. Je remarque que tous ces gens mettent tout de même leur ceinture de sécurité quand ils prennent leur voiture. » L’outrance religieuse ne serait qu’une des facettes de la radicalisation des milieux conservateurs, qui voient dans la campagne de vaccination un avatar liberticide du grand retour de l’État ; une revanche de l’élite éduquée, des Verts et de la science qui déconseillent les hamburgers, décrient les voitures à essence et imposent des « masques contre-nature ».

Ce mouvement libertarien, si ancré dans l’Amérique des petites villes, représente plus que jamais un marché. Par intérêt politique autant que par fidélité à son business plan, Fox News combat les nouvelles chaînes rivales OAN et Newsmax en s’emparant du sujet. Tucker Carlson, l’animateur incendiaire du talk-show de 20 heures le plus regardé sur le câble, a ressassé pendant des jours les doutes de ses téléspectateurs sur l’utilité et l’efficacité des vaccins. Les élus républicains, quant à eux, relancent l’argumentaire anticonfinement de l’ancien président. Le gouverneur de Floride, non content de rouvrir l’État au tourisme, menace de poursuites tout commerçant qui refuserait l’entrée à un client non vacciné. Alors que le gouvernement fédéral se garde bien de proposer un passeport vaccinal officiel et confie ces futurs contrôles à l’initiative des commerçants et des gérants de salles de spectacle, des politiciens comme Jim Jordan, représentant de l’Ohio, décrivent à longueur d’antenne les États-Unis, pourtant en pleine réouverture économique, comme sous l’emprise d’envahisseurs soviétiques. Tout est bon pour susciter la mobilisation avant 2022. Y compris frayer avec la mouvance conspirationniste QAnon, qui, frustrée de n’avoir pas vu Trump déjouer un vaste complot satanique et pédophile des démocrates, a fusionné sur Internet avec l’engeance antivaccin pour élargir son emprise sur le grand public.

« Paul M. », gardien dans l’une des multiples prisons de la vallée de l’Hudson, au nord de New York, précise qu’avec l’appui de son syndicat, il est libre de refuser tout vaccin. « Pas envie de me faire injecter une puce électronique », ajoute-t-il, reprenant plutôt sérieusement la rumeur d’un grand complot de flicage mondial échafaudé par Bill Gates. « Jeff », un artiste de la même région, s’inquiète plutôt de « l’antigel », le saccharose contenu dans les doses de Pfizer, objet de toutes les spéculations sur Internet. Dans le New Jersey, Bill Spadea, l’animateur radio le plus écouté de l’État, clame trois heures par jour que le gouvernement veut forcer ses concitoyens à prendre des « vaccins expérimentaux ». En janvier 2020, au sortir d’une épidémie nationale de varicelle, les antivax locaux se sont montrés assez influents pour obtenir le maintien de l’exemption religieuse à l’obligation de faire vacciner les enfants. Sur les réseaux sociaux, leurs milliers de membres relancent les conversations, attisent le feu allumé par une dizaine d’organisations qui à elles seules nourrissent les deux tiers des mots d’ordre hostiles aux vaccins.

On n’oubliera pas Robert F. Kennedy Junior, l’un des fils de Bobby Kennedy. L’ancien champion des causes environnementales et du Children Health Fund, devenu promoteur de tous les délires antivax, a déjà accusé les vaccins contre la grippe de causer la maladie d’Alzheimer, et peut se targuer d’être à l’origine des accusations planétaires contre Bill Gates et ses vaccins pleins de puces électroniques 5G. Il est aussi le Monsieur Loyal d’un véritable cirque de charlatans occasionnels dans le circuit lucratif des conférenciers complotistes.

Pour sa défense, Robert Kennedy Jr. assure qu’il a trouvé l’inspiration chez les mêmes démocrates qui l’accusent aujourd’hui de torpiller la campagne de santé publique du nouveau gouvernement. Kamala Harris, candidate à la vice-présidence, s’était inquiétée, comme bon nombre d’élus démocrates durant l’été 2020, de l’empressement dangereux de Donald Trump à sortir coûte que coûte un vaccin avant la présidentielle. Ces questions avaient justifié une réunion en téléconférence des ténors de la cause antivax en octobre 2020. « Les gens écoutent enfin les vérités que nous nous efforçons de faire connaître depuis des années, s’était exclamé le neveu de JFK. C’est le moment de partir en guerre. » Une guerre, toujours en cours, contre l’armée en blouse blanche de Joe Biden. 

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