Quel bilan faites-vous des cent premiers jours de mandat de Joe Biden ?

 Joe Biden est arrivé au pouvoir dans des conditions qu’aucun président n’a connues avant lui : la pandémie faisait rage, l’économie patinait, mais surtout la division politique du pays était telle que ce dernier semblait prêt à sombrer dans la violence. Et le premier élément qu’on peut retirer de ce début de mandat, c’est qu’il a su calmer les passions, faire diminuer la fièvre. Sa présence, la simple nature de ses relations avec le pays, a généré un climat politique nouveau en Amérique, et c’est sans doute la plus grande réussite de ces cent premiers jours.

Il peut se targuer aujourd’hui de 59 % d’opinions favorables. Mais est-ce suffisant pour réconcilier ce pays si divisé ?

Nous en sommes encore loin ! Les lignes de fracture sont profondes aux États-Unis, et elles plongent jusque dans les structures mêmes de la société, en termes d’inégalités sociales ou raciales notamment. Aucun président ne peut les réparer à lui seul. Mais, tout comme les failles de Donald Trump ont pu contribuer à creuser davantage encore les fossés dans le pays, les forces de Joe Biden – sa réticence aux attaques, sa détermination à réduire l’hostilité au sein du débat politique – peuvent aider à bâtir des ponts au-dessus de ces divisions. Lui-même est conscient que, pour guérir l’âme de ce pays, il faut d’abord en guérir le corps. Pas seulement guérir les malades du Covid, mais aussi garantir une assurance santé à ceux qui n’en ont pas, ou relancer les salaires pour les laissés-pour-compte de l’économie. Cela ne se fait pas en quelques semaines, et Biden en a conscience. Ce qui est intéressant, c’est que, derrière un discours d’unité, ses réformes politiques traduisent un effort considérable en faveur de mesures sociales et de la lutte contre la pauvreté, des réformes bien plus radicales que celles que ses critiques comme ses supporters pouvaient attendre.

Vous qui le suivez depuis tant d’années, vous a-t-il surpris depuis sa prise de fonctions ?

Je ne suis pas étonné par ses qualités morales. Ce qui me surprend davantage, c’est la résolution avec laquelle il applique ses idées. Prenons le retrait des troupes d’Afghanistan : il l’a décidé contre l’avis de certains membres du Pentagone. Nous avions déjà discuté ensemble de sa volonté de mettre fin à ces guerres interminables. Mais je ne m’attendais pas à ce qu’il accepte de prendre le risque politique d’un tel retrait.

Comment expliquez-vous cette audace, chez un homme politique à la carrière si longue ?

Je crois qu’il a rêvé de la présidence depuis si longtemps qu’il a décidé de ne pas être un président quelconque. Il ne veut pas que l’histoire se souvienne de lui comme d’un homme incapable de se hisser à la hauteur du moment. Sa réputation a longtemps été celle d’un sénateur satisfait de son sort. Mais peu de gens ont mesuré à quel point les années et les épreuves de la vie ont fini par lui conférer une forme de gravité, une conscience de ses responsabilités et de la nécessité pour lui d’agir avec force. À Washington, Biden a connu neuf de ses prédécesseurs, et il a pu observer de près les impasses qu’ils ont rencontrées, en raison d’oppositions partisanes et aussi bien souvent à cause de leur propre résignation, de leur incapacité à tenir leurs ambitions. Et c’est ce qu’il veut à tout prix éviter.

Joe Biden a longtemps été présenté comme un démocrate plutôt centriste. A-t-il évolué vers la gauche ?

Il a surtout compris que l’espace même de la gauche avait changé. Des réformes qui auraient semblé radicales il y a dix ans peuvent paraître aujourd’hui quasi inévitables : l’extension de l’Obamacare à de nouveaux pans de la population, la création d’une allocation familiale dans le cadre du plan de relance… Autant de mesures dont les plus progressistes du pays n’osaient rêver il y a quelques années, et qui sont mises en place aujourd’hui par Biden parce qu’il juge que l’époque les impose. Mais il garde un instinct conservateur sur d’autres plans – la réforme des institutions, par exemple : il est réticent à ce qu’on ajoute de nouveaux juges à la Cour suprême ou à ce qu’on mette fin au filibuster – l’obstruction parlementaire –, car il a confiance dans les outils actuels de la démocratie. Et il souhaite éviter de nourrir de nouvelles divisions en donnant l’impression qu’il roule pour son propre parti. Il n’a pas pour horizon l’idée d’une révolution, mais celle d’une restauration de la démocratie américaine.

Ses premières réformes économiques – le plan de relance de 1 900 milliards de dollars, le projet de taxation des multinationales… – ouvrent-elles une nouvelle ère aux États-Unis ?

Il faudra voir ce que Biden réussira vraiment à faire voter – sa majorité est fine, et le plan de relance n’a pu être adopté que grâce au dispositif de réconciliation, qui autorise une majorité simple. Ce ne sera pas toujours possible. Son vaste plan d’infrastructures devrait notamment être l’objet de vifs débats et sans doute de compromis. Il est toutefois vrai que ses orientations ouvrent une nouvelle ère pour l’économie américaine, comparable, en inverse, à la révolution libérale des « reaganomics » dans les années 1980. Mais, comme Reagan en son temps, Biden ne fait que répondre à une évolution plus générale du paysage économique : notre système fiscal et social avantage depuis trop longtemps les plus riches et laisse trop de monde sur le bas-côté, au point que la situation est aujourd’hui intenable. Au sein même du secteur privé, on reconnaît que le business as usual n’est plus possible, car il crée des inégalités et des tensions si fortes qu’elles finissent par menacer notre stabilité politique. Biden s’inscrit dans cette réflexion en lui donnant une forme politique, une énergie, mais il n’en est pas à l’origine.

Les questions raciales et identitaires sont aussi des sources de tensions majeures dans le pays. Quelles sont ses orientations sur ces questions ?

Il est conscient que les oppositions sur ces sujets ne sont pas nouvelles – il n’y a pas une année de l’histoire américaine où nous n’ayons été définis, en tant que nation, par la question raciale. La seule différence est qu’aujourd’hui la majorité blanche est contrainte d’accepter la diversité grandissante de la population, et par suite les conséquences directes de la question raciale, en termes d’inégalités et d’anxiété. Biden, lui, sait qu’il ne peut pas résoudre cette question d’un coup de baguette magique. Seulement il a fait l’effort de rassembler un gouvernement plus divers sur le plan de l’origine ethnique, du genre ou de l’orientation sexuelle – ce qu’une partie de la population blanche lui a reproché. Revient ici la question de l’unité : comment rassembler le pays sur des questions aussi polarisantes ? Pour Biden, il faut assumer la diversité du pays. Revenir à la devise américaine E pluribus unum, à cette idée fondamentale que de la pluralité peut émerger l’unité. Mais soyons réalistes : pour l’instant, cette question reste moins un motif de rassemblement que de déchirement national.

Quelle est son attitude sur la scène diplomatique ?

Il adopte une position plus humble que ses prédécesseurs, admettant ainsi que les États-Unis ont aujourd’hui un problème de crédibilité sur la scène mondiale. Beaucoup d’anciens présidents ont tenu pour acquis le leadership unique et incontesté de l’Amérique. D’autres, comme Barack Obama, ont pensé que le pouvoir seul de la rhétorique pouvait inspirer alliés et amis et les inciter à s’inscrire dans le sillage de notre pays. Biden, lui, affiche davantage de modestie, conscient qu’il doit d’abord convaincre ses partenaires qu’ils peuvent à nouveau avoir confiance dans l’Amérique, après quatre années de trumpisme. Mais il sait aussi que les États-Unis ne sont plus le seul leader du monde post-guerre froide et qu’ils doivent affronter l’ascension chinoise. Il y a là, selon lui, une opportunité à saisir, car l’ambition chinoise génère des craintes et des résistances dans certaines parties du monde. Biden juge, à l’inverse de Trump, que l’influence de l’Amérique est liée à sa capacité à maintenir la possibilité d’un monde fondé sur le droit et la démocratie, que son leadership doit davantage à l’inspiration qu’à la force.

Joe Biden se fait rare dans les médias, il est quasi absent des réseaux sociaux. Comment expliquer cette autre forme de modestie, dans un monde dominé par la communication ?

C’est en partie une réponse stylistique aux excès de l’ère Trump. Mais il y a aussi une explication personnelle : au cours des dernières années, Biden a lui-même dû faire preuve d’humilité face aux épreuves de la vie. La mort de son fils Beau l’a changé, mentalement, voire presque physiquement, et a tué le dernier reste d’arrogance en lui. Il est devenu plus discret, plus renfermé. Il a suffisamment vécu pour ne plus être ce jeune homme à l’ambition dévorante, cherchant à tout prix la lumière et les caméras. Aujourd’hui, il réfléchit davantage à la façon dont il peut marquer l’histoire, à ce qu’on dira de lui dans cent ans, plutôt qu’à sa capacité à tenir les rênes de l’agenda médiatique des prochaines vingt-quatre heures. Le jour de son investiture, la jeune poète Amanda Gorman a eu ces mots : « Si nous posons notre regard sur l’avenir, l’histoire a le sien sur nous. » Cette phrase est sans doute ce qui occupe les pensées de Joe Biden aujourd’hui.

Il a accroché le portrait de F.D. Roosevelt dans le Bureau ovale. Est-ce le président auquel il pourrait être comparé ?

Nous avons souvent parlé de Roosevelt ensemble, et il est vrai qu’il lui voue beaucoup d’admiration. Dès l’an passé, avant même l’élection, il a beaucoup étudié la façon dont Roosevelt a fait face à la Grande Dépression, en lançant des projets toujours plus grands, toujours plus audacieux. Il y a cependant un autre président, dont le portrait n’est pas dans le Bureau ovale, mais dont l’exemple inspire Biden et ses conseillers : c’est Lyndon B. Johnson. Après tout, il était assez semblable à Biden sur plusieurs aspects : c’était un sénateur aguerri, fin connaisseur des mécanismes de Washington, un homme aussi qui ne brillait pas forcément par son énergie ou son progressisme, bref, qui n’était pas Kennedy, mais qui a pourtant su user des leviers à sa disposition pour faire passer les plus importantes législations sociales de l’après-guerre. Biden peut tirer inspiration de son exemple : il n’est pas le symbole vivant d’un progressisme dynamique, mais il peut tirer parti de son expérience et de sa résolution pour faire passer des réformes visionnaires. La seule différence, c’est que Johnson détestait être le vice-président de Kennedy, alors que Biden a beaucoup aimé ce rôle auprès d’Obama !

Quel rôle, d’ailleurs, peut jouer Kamala Harris au cours de ce mandat ?

Biden a récemment affirmé qu’il songeait à se représenter en 2024, mais j’y vois davantage une volonté d’éteindre ce débat pour le moment. Quant à Kamala Harris, son rôle est plus important que celui de tout autre vice-président avant elle : elle participe aux réunions stratégiques, à certains sommets en vidéo avec les leaders étrangers, et elle a la charge de régler la difficile question de la crise migratoire à la frontière mexicaine. L’ancien vice-président de Carter, Walter Mondale, qui est mort la semaine dernière, avait donné à Biden ce conseil : « Tu dois être le conseiller numéro un du président, avoir une petite part dans tous les dossiers. » Je ne serais pas surpris que Biden l’ait transmis à Kamala Harris, en lui recommandant la patience avant 2024. 

 

Propos recueillis par JULIEN BISSON

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