Quels étaient les objectifs du président turc en faisant entrer son armée au nord-ouest de la Syrie ? 

En finir avec la présence kurde à sa frontière. Pour Recep Tayyip Erdoğan, la « turcité », l’identité turque, est aujourd’hui menacée. Ce président vit sous l’emprise d’une violente nostalgie impériale, où la Turquie est investie d’un double rôle : d’abord apporter au monde son sens de la justice et du bien, ensuite constituer le bras armé de l’islam. Cette mission, qui a été interrompue, doit renaître. Il le rappelle souvent : selon lui, l’objectif premier de la Première Guerre mondiale visait à détruire l’Empire ottoman, et les ennemis de la Turquie ne cessent de le poursuivre.

Erdoğan établit un lien entre espace et espèce. De ce point de vue, les Kurdes sont une menace stratégique « existentielle » pour l’avenir de la Turquie. Ajoutons que l’ennemi, dans sa vision, est toujours « étranger » : il fut historiquement arménien, puis grec. Aujourd’hui il est kurde. Et chaque fois, le soutien de puissances étrangères dont bénéficient ces populations « autres » accroît à ses yeux la « menace vitale » qu’elles représentent.

Quelles devraient être les conséquences de cette opération militaire pour les Kurdes de Syrie et de Turquie ?

La première est que l’expérience très importante mise en place en Syrie dans la région du Rojava, le long de la frontière turque, où Kurdes et Arabes locaux ont instauré ensemble une forme de démocratie directe anarchisante, est terminée. La deuxième est que Poutine est définitivement le maître du jeu dans la région. Les États-Unis désormais hors-jeu, la Russie peut espérer imposer plus facilement ses arbitrages à Erdoğan – et aussi à Bachar Al-Assad. Enfin, troisième conséquence, le sort des Kurdes de Syrie dépend désormais totalement de la volonté russe.

Ces Kurdes présentent un intérêt non négligeable pour Moscou. Ils ont une armée constituée de 70 000 hommes et femmes entraînés. Si Poutine amène les Kurdes, dans une situation où ils n’ont plus d’autre perspective, à négocier un compromis avec Assad qui inclut une forme très partielle d’autonomie, Erdoğan aura du mal à s’y opposer. Enfin, il ne faut pas ignorer une dernière conséquence : il peut y avoir des sanctions très dures du Congrès américain contre Erdoğan qui pèseront lourdement sur une économie turque déjà en difficulté.

En 1978, Abdullah Öcalan crée en Turquie le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan), qui recourt à la lutte armée. La réplique de l’armée turque a fait des dizaines de milliers de morts et trois millions de déplacés intérieurs. Cette guerre a-t-elle jamais fini ?

Non ! Elle ne s’est pas terminée parce qu’Ankara n’a jamais accordé aux Kurdes de Turquie l’autonomie qu’ils revendiquent et parce que les Kurdes fournissent tous les dix ans une nouvelle génération de jeunes, souvent très jeunes, qui réalimentent la guérilla. Ces combattants bénéficient d’une base arrière en Irak et en Syrie et, si l’Iran ne les soutient pas, il ne veut pas non plus leur écrasement. De sorte que, malgré une répression souvent féroce, l’armée turque n’est jamais parvenue à éradiquer la guérilla kurde.

Öcalan et le PKK avaient abouti à un accord avec le régime d’Erdoğan en 2013. Mais Ankara l’a remis en cause et a relancé la répression au Kurdistan. Pourquoi ?

C’est une vieille histoire. On oublie qu’avant le génocide des Arméniens, le gouvernement turc avait négocié avec eux et reconnu leur identité… à la condition qu’ils se soumettent à la Turquie inconditionnellement. Il en a été de même avec les Kurdes cent ans plus tard (sans que cela débouche sur un génocide). Là-dessus sont advenues les élections de juin 2015, qui ont vu émerger un parti, le HDP (Parti démocratique des peuples), regroupant les Kurdes et la gauche turque, qui a recueilli plus de 13 % des voix et 80 sièges au Parlement, plaçant Erdoğan en difficulté. [Ces élections ont ensuite été annulées.] Il faut comprendre que, dans le rapport aux revendications politiques des minorités, un fil relie la logique d’Erdoğan à celle d’Atatürk et aux cadres de l’armée turque, qui eux-mêmes ne pensaient pas différemment du sultan Abdülhamid II [sous le règne duquel, en 1894-1896, 200 000 Arméniens furent déjà massacrés, 100 000 islamisés de force et 100 000 femmes envoyées dans des harems]. En Turquie, seule l’identité turque a voix au chapitre.

Cette année marque le centenaire de la Conférence de la paix de Paris (1919), lors de laquelle les grandes puissances ont ouvert la voie à un Kurdistan autonome, que confirmera le traité de Sèvres, en 1920. Mais ni les Turcs ni les Occidentaux qui se partagent alors le Moyen-Orient – Royaume-Uni et France – ne respecteront cet engagement. Pour quelle raison ?

D’abord, l’émergence de l’URSS à l’époque a poussé la France et la Grande-Bretagne à privilégier le rétablissement du statu quo ante partout où elles le pouvaient. Ensuite, au sein même des Kurdes, les divisions sont alors multiformes. Les Kurdes turcs, par exemple, ne pensent pas le Kurdistan en dehors de l’ottomanité. Au début, ils espèrent que Mustafa Kemal (le futur Atatürk) va unifier le Kurdistan et chasser les Anglais et les Français. Finalement, la « question kurde » sera fugace : elle se posera de 1919 à 1922. Atatürk ne fera rien parce qu’il n’envisage qu’une autonomie très limitée. Pour lui, l’espace de la Turquie est entièrement turc.

En même temps que les Arméniens, les Kurdes ont été victimes d’une épuration ethnique menée par le régime des Jeunes Turcs en 1915-1916. Mais, en Anatolie, des dignitaires kurdes ont aussi mis leurs forces à la disposition d’Istanbul durant le génocide des Arméniens. Cette tache sur l’histoire kurde est-elle assumée aujourd’hui ?

Oui. En 2014, le parti HDP a officiellement reconnu les responsabilités kurdes dans le génocide arménien. Les Kurdes ne sont évidemment pas à l’initiative de ce crime, mais on sait que trois catégories ont coopéré avec les forces ottomanes. D’abord des propriétaires terriens. Souvent, les dirigeants turcs promettaient d’allouer les biens et propriétés des expulsés à quiconque rejoignait leur entreprise criminelle. Dès lors, de nombreux criminels kurdes en ont profité. Ensuite, des notables kurdes étaient liés au pouvoir. Enfin, en certains lieux, des forces religieuses ont assimilé le génocide des Arméniens à un djihad contre les chrétiens. Mais il faut ajouter qu’énormément de religieux musulmans kurdes ont aussi protégé et sauvé des Arméniens durant cette période.

À défaut de langue commune, dans quelle mesure peut-on parler d’une « culture kurde » propre ?

Aucune culture ne peut exister sans un imaginaire commun. Or celui-ci, parmi les Kurdes, est très puissant. Le phénomène n’a cessé de s’affirmer depuis la fin du XIXe siècle, lorsqu’une historiographie kurde a commencé de s’élaborer, avec son panthéon, ses héros et ses poètes. Aujourd’hui, Abdul Rahman Ghassemlou [dirigeant des Kurdes iraniens assassiné en 1989, à Vienne, par des agents de la République islamique d’Iran] est un héros national kurde. Le massacre perpétré par Saddam Hussein à Halabja [le 16 mars 1988, 5 000 civils kurdes ont été assassinés à l’arme chimique] est commémoré par tous les Kurdes. Un imaginaire géopolitique a aussi vu le jour, avec un hymne et un drapeau largement acceptés. Tout cela « fait kurde » et ce sont des phénomènes transfrontaliers.

Tout au long du XXe siècle jusqu’à nos jours, en Turquie, en Irak ou en Iran, des révoltes kurdes ont régulièrement éclaté. Mais les Kurdes n’ont jamais réussi à unifier leurs forces. Pour quelle raison un mouvement national commun n’a-t-il pas été possible ?

Tant que le Moyen-Orient ne se démocratisera pas, il sera très difficile pour les Kurdes de sortir du cadre où la violence domine les sociétés et la pratique du pouvoir dans la région. Car, presque à chaque fois que la question kurde émerge, elle s’inscrit dans un cadre où la guerre prédomine. Dès lors, les contraintes de la survie font que chaque mouvement kurde dans les différents pays est amené à chercher des protections. Pour éviter d’être écrasé, le plus simple, conjoncturellement, est de se lier à l’État en conflit contre l’État qui opprime.

On sait comment cela se termine… Dans les années 1970, le Shah d’Iran soutient les Kurdes irakiens et Saddam Hussein les Kurdes iraniens. Finalement, en 1975, les deux dirigeants s’entendent, et chacun abandonne son soutien aux Kurdes de « l’autre », qui se retrouvent seuls face à leur oppresseur.

Absolument. Pourtant, on aurait tort de ne voir que cet aspect des choses. Car les tendances à l’unité du combat kurde existent également, et elles se sont renforcées récemment. Ainsi, les « accords de Paris », en 1989, ont restauré le lien entre les Kurdes d’Irak et ceux d’Iran. Et depuis les années 2000, même si les divisions internes se poursuivent, on constate l’existence d’un système d’arbitrage entre les fractions kurdes qui permet de résoudre les conflits sans violence. L’idée d’un congrès pankurde réapparaît. Elle est celle qui effraie le plus Erdoğan, par exemple. Car il perçoit l’émergence d’une revendication nationale kurde collective comme une « menace existentielle » pour la Turquie, celle d’une nouvelle « amputation ». Il est incapable de concevoir que, dans un Moyen-Orient apaisé où on serait sorti de la domination des logiques militaires et où le dissensus et la pluralité seraient admis, une place pourrait être faite aux Kurdes dans le respect de leurs aspirations nationales. Par exemple, on pourrait avoir une Assemblée nationale kurde transfrontalière sans remettre en cause la souveraineté des États. Si l’on veut trouver des solutions pacifiques, il faut accepter la légitimité de son interlocuteur. Mais Erdoğan, l’Iranien Khamenei et d’autres dirigeants régionaux ne considèrent le dissensus que comme une menace épouvantable. 

 

Propos recueillis par SYLVAIN CYPEL

 

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