Des guerrières rebelles
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Je fréquente depuis longtemps cette zone géographique, qui n’est pas seulement peuplée de musulmans. Les combattantes kurdes fascinent par leur courage, leur détermination et, comme beaucoup, je me suis enthousiasmée devant ces jeunes filles qui se lèvent, tournent le dos à leur société et donc, douloureusement, à leur famille, refusent le mariage, vont se battre et tuer, comme des hommes.
« Vous ne m’aurez pas ! » disent-elles à une tradition d’enfermement. Et il leur en faut du courage pour partir, quitter celles et ceux qui les aiment, sans retour possible. Parfois les familles les bannissent. Sinon il leur faudra des mois, voire davantage pour pouvoir revenir chez elles pendant un ou deux jours. Souvent elles doivent s’échapper, de nuit, fuir un mariage ou des frères geôliers, partir les mains vides. Ensuite, elles changeront de nom, et c’est une tout autre vie qui les attend.
Après des mois d’entraînement intensif, elles sont divisées en unités plus ou moins spécialisées et dispersées sur les lieux à « tenir ». On ne se bat pas tous les jours, loin de là. Une fois les territoires repris à Daech, il fallait les contrôler et s’occuper des populations civiles (approvisionnement, soins, protection). Les guerillas, comme se nomment elles-mêmes les combattantes YPJ du Rojava (Kurdistan de l’Ouest, au nord de la Syrie), tentent de transmettre des notions d’écologie et le sens de leur lutte par l’exemplarité de leur comportement. Aucun maquillage, pas de bijoux, pas de téléphone portable, on communique par talkie-walkie, on ne croise pas les jambes quand on s’assoit, on ne fume pas en public. Bien entendu, pas d’alcool, une nourriture frugale et un comportement ferme et discret avec les hommes. Elles restent douces, souriantes, compatissantes avec les autres femmes.
Elles dorment en général dans une maison qui n’est pas trop détruite, sur de petits matelas très fins qu’elles empilent les uns sur les autres dans la journée. Elles préparent ensuite un café oriental, dans un jezve, sur un brasero alimenté au gaz. Quand il y a de l’eau, elles se débarbouillent, puis se coiffent les unes les autres. Ensuite elles prennent un petit-déjeuner constitué de pain, d’œufs brouillés, d’huile d’olive, de tahina (une crème de sésame) quand il y en a, de quelques tomates coupées en quatre… La matinée est consacrée à la propreté, à la préparation des repas et à la réunion quotidienne d’autocritique et d’enseignement de l’idéologie. Quand je les ai rencontrées, il n’y avait pas d’eau, les déchets étaient ramassés avec une brouette et elles y mettaient le feu, avec une bonne dose d’essence. Après la mort, ce sont les épidémies qu’il faut craindre le plus. Dans l’après-midi, elles construisaient un mur de protection avec des parpaings qu’elles allaient chercher dans les décombres, laissant une fenêtre de tir, pour protéger leur section. Les temps morts servent à l’enseignement. Celle qui savait réparer un talkie-walkie montrait aux autres comment faire, certaines faisaient des lignes d’alphabet latin ou arabe, dans un vieux cahier tout corné, pour apprendre à les écrire et à les lire. Une combattante yézidie (religion syncrétique) qui avait échappé à l’esclavage sexuel n’avait pas pu s’orienter, ne sachant pas lire les panneaux routiers. D’autres apprenaient les premiers soins.
Le soir, après le dîner, elles bénéficient, s’il y a un générateur, d’une petite veillée pendant laquelle elles se racontent leur journée. Elles chantent des chants de leur pays, car elles peuvent venir d’horizons différents – Syrie, Irak, Turquie, Iran, mais aussi Europe – ainsi que des chants partisans. Elles se couchent tôt, tout habillées, car c’est la nuit que se font les rondes et que peuvent avoir lieu les attaques. J’entendais, au loin, des mines exploser, quelques coups de feu. Si l’une vient siffler doucement, tout le monde se lève et ressort aussitôt. En silence.
En cas de confrontation en règle, des stratèges disposent les différentes unités dans des lieux bien précis avec des objectifs qui peuvent changer à tout moment. La discipline est indispensable, et les tireuses d’élite ne sont pas rares. La rencontre de l’une d’entre elles m’a marquée à jamais. Elles combattent alors au coude à coude avec les hommes. Dans le monde musulman, on nomme « martyr·e·s» celles et ceux qui meurent au combat ou qui sont victimes de la guerre. Cela peut surprendre les Occidentaux pour lesquels le terme de « martyr » a une connotation religieuse et évoque une torture.
Dans les guérillas, faire combattre les femmes, c’est surtout doubler les effectifs. Ce fut le cas en Espagne, en Érythrée, en Algérie, au Sri Lanka avec les Tigres tamouls… Chez les Kurdes, on sent pourtant la volonté des jeunes femmes de changer leur société. Elles prennent la parole, c’est inédit. Elles expriment leurs espoirs, au-delà de la guerre. Les femmes des guérillas précédentes ne font même pas partie de la liste des héros des guerres de libération, bien qu’elles soient mortes tout comme leurs compagnons. Les guerillas feront-elles évoluer les mentalités de la région ?
Il s’agit aujourd’hui d’échapper aux Turcs et à leurs supplétifs, souvent d’anciens membres de Daech, qui ne manquent pas de se venger s’ils les attrapent. Il ne faut pas tomber vivantes entre leurs mains. Il faut continuer à se battre. Demain. Les Kurdes n’abandonnent jamais.
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