Que sommes-nous devenus pour que le sort des Kurdes ne nous affecte pas davantage ? Que nous le traitions comme une de ces péripéties qui se déroulent à nos portes mais ne nous concernent que de loin ? Que ne comprenons-nous pas pour que les Kurdes n’occupent, dans les moyens d’information, que la place laissée libre par la paralysie des chemins de fer, les palinodies de Boris Johnson, les mésaventures de Sylvie Goulard ou la tempête qui a malmené l’Hérault ? Pour que les instances internationales pèsent au trébuchet la teneur de déclarations atones et mesurent au pied à coulisse la hauteur jusqu’à laquelle elles peuvent froncer les sourcils ? Faut-il croire qu’au cynisme de Trump et d’Erdoğan répond notre aveuglement par aboulie, par défaitisme, par disparition de l’idée que nous pouvons être les acteurs de notre destin commun, que nous avons un destin commun ?

Paradoxalement, c’est aux États-Unis que la décision criminelle et les propos obscènes de Donald Trump parlant des Turcs et des Kurdes comme « deux gamins qui ont besoin de se battre un peu » ont soulevé une indignation durable et une opposition résolue. Le sénateur républicain Lindsay Graham a juré de mener les efforts du Congrès pour obtenir le vote de « sanctions infernales, de grande ampleur, draconiennes et dévastatrices » contre l’économie et l’armée turques. L’ancien chef des forces américaines au Moyen-Orient, le général Joseph Votel, soulignant le rôle crucial des Kurdes qui ont laissé 11 000 vies dans la lutte contre Daech, juge que « cette politique soudaine d’abandon menace de défaire cinq années de combat contre l’EI et va sérieusement atteindre la crédibilité et la fiabilité des Américains dans toutes les batailles futures ». L’ancien commandant de la force d’intervention en Irak estime que « les répercussions pour les États-Unis et l’Otan seront durables et au détriment de la sécurité de l’Europe et du monde ».

La sécurité, notre sécurité, est en effet l’enjeu et, ne serait-ce que par égoïsme, nous devrions faire nôtre la cause des Kurdes. Dans la « zone tampon » tenue par eux jusqu’à l’offensive sont détenus 90 000 prisonniers, dont 10 000 combattants djihadistes. Si l’opération menée par les Turcs aboutit à leur élargissement, qui croyons-nous qu’ils vont rejoindre ? Par le passé, on a vu Erdoğan faciliter le passage de volontaires étrangers désirant rejoindre les milices de Daech. Si, ou plutôt lorsque le soi-disant califat se sera refait une santé, qui empêchera Ankara de leur faciliter le passage en sens inverse, ou au moins de ne pas l’empêcher ? Et si, ou lorsque le président turc décidera de laisser libres de partir « ses » deux millions de réfugiés parce que la crise économique dans son pays fait d’eux aujourd’hui une gêne et demain un fardeau, où voyons-nous qu’ils iront ? Là où ils vont déjà : dans un pays de l’Union, la Grèce, que nous laissons affronter seul un afflux de populations et les garder dans des camps comme celui de Moria, prévu pour 3 000 personnes et où 8 000 adultes et 6 000 enfants survivent dans des conditions d’insalubrité et de famine. Nous savons tout cela, mais paraissons attendre le prochain Bataclan pour organiser une marche blanche. « Praeceps ibam tanta caecitate », écrivait saint Augustin. On connaît la traduction de Pascal : « Nous courons sans souci dans le précipice après que nous avons mis quelque chose devant nous pour nous empêcher de le voir. » 

 

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