Nous vivons dans un monde de bruit et de fureur. Un monde de rumeurs, de buzz, de bashing et de clashs. Jamais l’humanité n’a autant pris la parole. Tout le monde s’exprime. Mais est-ce qu’on s’écoute ? Il faut voir comme on se parle. De plus en plus mal. L’humanité en moins. La parole est dégradée. Elle est souvent vide de sens et pleine de violence.

Au commencement était le verbe, à la fin s’étale le verbiage. De nos jours les trois mousquetaires s’appellent Infox, Pathos, Clashos et Boxoffice. Le grand parloir vire au vaste défouloir. Logorrhée rime avec vacuité. Vanité. Cécité. Radicalité. Irresponsabilité. On l’éprouve chaque jour, à l’école, au travail, dans la rue, dans les assemblées, dans les médias, sur Internet, sur les réseaux sociaux. On confond dialoguer et dégommer. On parle de plus en plus, on se parle de moins en moins. L’autre n’existe plus.

Il s’agit d’émettre à tout prix. On ne s’écoute plus. On se balance des choses. Bienvenue dans la repost-modernité, cet âge machinal où l’on retransmet sans savoir – le repost comme suivisme. Où l’on réplique sans réfléchir – la riposte comme automatisme. Où l’on défait sans fonder – la post-postmodernité comme désagrégation. La société d’émission, c’est la démission de la société.

On réduit la parole à l’éloquence, l’éloquence à la performance, la performance à l’impact – une conception balistique de la parole. À preuve la prise de parole en public – que je nomme, moi, la prise de public en paroles. L’autre est cible à atteindre, matière à captiver – pur objet. Si l’autre n’existe pas, alors tout est permis. Voici venu le règne du verbe irresponsable.

Il faut en finir avec ce grand déversoir aux relents d’immense dépotoir. Avec l’absence d’écoute et la captation d’autrui. Avec le culte de l’émission et la culture de l’humiliation. Avec la perte d’attention et la ruine de la relation. Avec le triomphe du cliché et le despotisme du schématisme. Avec le narcissisme 2.0 et le fanatisme de l’identique. Avec le repli sur soi et l’ultramédia solitude. Avec la tyrannie de la distraction et l’asservissement à la connexion – au détriment du lien.

Il nous faut retrouver l’exigence de l’écoute. La valeur du silence. Le sens de la nuance. L’esprit de complexité. L’éthique de réciprocité. La liberté d’interprétation. Le courage de la parole.

En préférant à la cacophonie universelle la résonance de l’essentiel. À l’empire du tout-à-l’ego, la passion de l’interaction. Au vide des formules, la charge du sens. À l’inanité du zapping, l’intensité de l’attention. À l’inconséquence des discours, la responsabilité de l’énonciation. À l’impunité dans l’immatériel, l’incarnation de l’expérience. À la complaisance dans la violence, la conscience de l’adresse. Au rejet de la différence, l’accueil de l’altérité. Au simulacre de communauté, le partage d’humanité. Au retranchement derrière l’écran, la communion dans la présence – cette présence si capitale en cet âge spectral où pullulent les regards vitreux, les alias désincarnés et les abonnés absents.

La parole est un fait humain total. Mutiler la parole, c’est tronquer l’Humanité. Bien parler ne suffit pas. Il s’agit de parler juste. Avec justesse et justice. J’en appelle ici à un humanisme de la parole. Pour que l’explosion de l’expression marque la consécration de notre humanité – non son atomisation. Pour donner à la parole tout son sens. En l’élevant à sa pleine puissance.

À cette fin, je propose l’art comme solution vitale à une crise cruciale. Je conçois les arts de la parole comme des arts de construction collective capables de réconcilier la société et de sublimer notre humanité. Et je les mobilise pour (re)valoriser la parole comme dignité personnelle et bien commun. En ce sens, je définis et réunis comme les sept arts de la parole : le théâtre, le récit, la poésie (arts de la création) ; l’éloquence, la conférence (arts de la transmission) ; le dialogue, le débat (arts de l’interaction). De leur pratique peut naître une parole juste, sensée, incarnée, reliée, responsable. Apprendre à les maîtriser, c’est œuvrer à réaliser son humanité dans sa transversalité.

Ces sept piliers de la parole forment un ensemble organique. La parole s’invente avec la poésie, se construit avec le récit, s’incarne avec le théâtre, s’opère avec l’éloquence, se transmet avec la conférence, s’échange avec le dialogue, se confronte avec le débat. Ainsi, la parole vit de l’art et dépérit par incurie – dans sa contrefaçon dégradée le récit dégénère en storytelling, la poésie en slogan, le théâtre en spectaculaire, l’éloquence en punchline, la conférence en novlangue, le dialogue en pilonnage, le débat en clash.

Dès lors, réhabiliter l’éloquence, c’est l’arracher à son misérable avatar actuel, pathétique ersatz de ce qui fut durant vingt-cinq siècles, de Démosthène à Simone Veil, l’art oratoire à la hauteur de l’histoire. Restaurer dans leur dignité le dialogue et le débat, c’est en finir avec l’infect diabi-boulbat. C’est apprendre à surmonter la violence, à maîtriser sa parole, à écouter.

Voilà pourquoi je lance le Centre des arts de la parole. Afin de se parler plutôt que s’entretuer – se parler pour se relier. Pour former, transformer, rassembler, rayonner. Pour fédérer. Et grandir ensemble. 

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