Pourquoi écrire une pièce sur la perte du langage ? Quand on vit de l’écriture, c’est la peur ultime : ne plus trouver les bons termes, sentir qu’on s’assèche. Le plus terrible, c’est que l’on a rarement conscience que l’on perd ses mots, puisqu’avec eux, on perd les pensées ! J’ai traversé une période où, jeune mère, je m’étais enfermée dans un langage fonctionnel, pragmatique, parce que j’étais fatiguée. Je n’arrivais plus à écrire. Alors j’ai décidé de compiler dans un carnet tous les mots que je trouvais beaux et mystérieux – palimpseste, concaténation, caracoler, olibrius, pistil… ça me sortait de mon quotidien, ça me rassurait, et je me suis dit que j’en ferais une histoire.

Cette histoire, c’est celle du Village des sourds. Dans un petit village imaginaire au nord-est du monde, Okionuk, une centaine d’habitants vivent en autarcie complète, dans des températures glaciales. Le soir, ils se retrouvent dans une yourte autour d’un feu, et ils se racontent des histoires toute la nuit. Ils développent ainsi une culture de l’oralité hors du commun, jusqu’à ce qu’un matin, un marchand débarque avec un camion noir et distribue à tous un catalogue avec des objets dont ils n’ont jamais entendu parler, du grille-pain au four à micro-ondes, en passant par le fauteuil masseur. Le prix de ces objets : des mots. Une chaudière coûte 199 mots (en solde). Après l’achat, les villageois devront les rayer de leur vocabulaire, sous peine de châtiment. Les familles d’Okionuk se mettent alors à dépenser tous leurs mots jusqu’au dernier, pour acquérir des petites maisons individuelles et de l’électroménager. La yourte collective est désertée. La seule personne encore capable de transmettre leur histoire est une jeune sourde, qui nous la raconte en langue des signes, traduite par son interprète.

Je m’étais enfermée dans un langage fonctionnel, pragmatique

Il était important pour moi de mettre la langue des signes au cœur de mon récit, car, comme la langue d’Okionuk, la langue des signes a frôlé l’extinction pendant cent ans, avant d’être reconnue en 1991. On a estimé que les sourds devaient absolument « oraliser », lire sur les lèvres, plutôt que d’avoir leur langue à eux. La culture sourde est marquée par cette oppression et veille à maintenir sa langue en vie. Je voulais également que ce conte autour des mots soit transmis en simultané par deux langues qui se complètent… Ce personnage sourd, qui conserve la langue de son village dans ses mains, raconte l’utilité de posséder plusieurs cultures, de conserver une langue de résistance !

Dans cette pièce, j’aborde la question de la perte des mots de manière très concrète, littérale. Dans un premier temps, les villageois ne se méfient pas. Ils ont l’impression que leur stock de mots est infini. Ils n’ont pas conscience qu’avec la langue, ils vont également perdre leur mémoire, leur liberté, leur capacité à se défendre. Au début, ils sacrifient les mots qu’ils pensent « non essentiels » au pôle Nord : « sombrero », « monoï »… Les enfants sont contents de se débarrasser des termes des mathématiques comme « théorème », « hypoténuse ». On sacrifie les mots difficiles à prononcer comme « psoriasis ». Avec tout ce vocabulaire prétendument inutile, ils perdent le sens de l’ailleurs et de l’altérité, ils n’arrivent plus à rêver, à se souvenir, à bavarder « gratuitement ». Ils se débarrassent des mots tristes – « deuil », « douleur », « dépression », et ne peuvent plus exprimer leurs émotions et leurs frustrations. Et puis, ils perdent le rapport au temps, ils ne sont plus capables de créer une narration de leur vie, de donner du sens à leur existence, de se référer à un passé ou d’anticiper un futur. Ils s’enferment dans le présent.

Quand ils ont vendu leurs derniers verbes et pronoms, ils ne peuvent plus qu’aboyer. Incapables de communiquer, ils en viennent aux mains. Ce n’est qu’en remettant les mots au centre que les villageois parviennent à sortir de cette spirale de violence.

Ils perdent leur rapport au temps. Ils s’enferment dans le présent

Remettre le dialogue au centre, c’est ce que peut faire le théâtre aujourd’hui. Il reste un lieu magique de transmission orale. Et il a cela d’intéressant qu’il est une sorte de « prise d’otage » douce du spectateur, on le « force » à se concentrer pendant quelques heures, à écouter des mots, des idées et des points de vue parfois très différents des siens. Dans un monde de plus en plus polarisé et cacophonique, c’est une invitation à se calmer et à écouter dans le noir. Rien ne remplace la puissance de l’oralité. Je crois que les histoires qui nous ont le plus marqués dans notre vie sont celles qu’un parent, un professeur, un inconnu nous ont un jour racontées avec toute la sensibilité, les vibrations de la voix, le souffle du locuteur qui donnent à cette communication un pouvoir inégalé.

C’est également un moyen d’entretenir un vocabulaire riche qui nous permet d’avoir accès au monde intérieur de l’autre. Le langage permet d’expliquer nos différences, nos vécus, il nous confère la porosité nécessaire au vivre-ensemble. Le dialogue, c’est le plaisir de découvrir la différence de l’autre. Si on uniformise notre langage, quel intérêt ? Quand j’anime des ateliers d’écriture dans des classes, je suis frappée par l’autodépréciation des participants. Les adolescents se persuadent que l’écriture est une chose sacrée, qu’ils n’ont rien à dire de particulier, que leur imaginaire n’intéresse personne. Mais quand ils se mettent à lire à haute voix leurs propres textes devant le groupe, ils sont très étonnés de voir que leurs camarades ont tous des vies singulières, des histoires familiales riches, parfois douloureuses. Avoir les mots pour se raconter, c’est le début du dialogue et de l’empathie !

C’est également le cas pour le théâtre amateur. Tout ce qui est pratiqué en collectif et de manière « gratuite » est salutaire ! On doit retrouver le plaisir d’être ensemble, hors contexte professionnel, on a besoin de renouer avec la non-productivité et de prendre conscience que nos pensées ont le droit de ne pas être « rentables ». Aujourd’hui, on a souvent besoin d’un prétexte pour se parler, pour dialoguer. En vérité, la grande tragédie d’Okioniuk, au-delà de la perte des mots, c’est bien la rupture du dialogue. À mesure que les habitants s’équipent en chaudière, ils désertent la yourte centrale, sa source de chaleur et de lumière, et avec elle, son espace de discussion. C’est cela qu’il nous faut retrouver. 

Conversation avec LOU HÉLIOT

 

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