Qu’est-ce qui nous tracasse dans les injures proférées à l’Assemblée nationale ? Leur outrance ? L’hémicycle en a entendu d’autres : « abruti », « crapule », « larbin », « voleur », « salaud », « jean-foutre », « foutriquet », « turlupin »… autant de noms d’oiseaux qui émaillent les archives. Ils ne nous font pas oublier les apostrophes si recherchées qu’elles déclenchaient le rire sur tous les bancs : « Le général Weygand est le seul soldat inconnu vivant », persifla Pierre Cot ; « Le programme du Parti socialiste est inscrit sur la devanture d’une gargote lyonnaise : “restaurant ouvrier, cuisine bourgeoise” », brocarda Édouard Herriot ; et Arlette Laguiller : « Avec la droite, c’est amer, avec la gauche, c’est saumâtre. » Leur souvenir souligne à quel point l’expression de nos parlementaires ne marque aucun amour de la langue, aucun souci de l’éloquence. Car, loin des invectives, la platitude des discours ordinaires est aussi navrante que les dévergondages verbaux auxquels s’abandonne l’extrême gauche. Parlement, tes philippiques ne sont plus que des bruits de bouche et tes discours, des somnifères !

Les médias audiovisuels partagent et propagent cette pauvreté d’expression et cette brutalisation des échanges verbaux. Ils prétendent même en faire la preuve de leur proximité avec le peuple, alors qu’ils contribuent à en appauvrir le langage. Quelquefois, ils font pire. J’ai entendu un bonimenteur de débats de coqs s’indigner que, contre le fauteur sous emprise de la drogue d’un grave accident de la route, on ne puisse retenir que le délit d’homicide involontaire. Prétendre, en annulant le sens d’un mot, balayer la distinction entre l’intention criminelle et l’inconscience destructrice, c’est abroger la justice et promouvoir la vengeance.

Les bourgeois d’aujourd’hui parlent un patois dont les chanteurs des Goguettes (en trio mais à quatre) ont épinglé le ridicule : « Un process cent pour cent e-business à partir de segments qui ne sont pas confusants, du e-learning issu d’un brainstorming qu’un débriefing a rendu opérant. »

Se trouver à court de vocabulaire, c’est se trouver écrasé par la réalité, être impuissant face à elle.

L’école peut armer les élèves contre de telles impostures. Elle peut le faire en leur donnant en partage le plaisir et la force de trouver l’expression juste, le mot qui exprime exactement une pensée ou un sentiment. Se trouver à court de vocabulaire, c’est se trouver écrasé par la réalité, être impuissant face à elle. Et à quoi d’autre qu’à la violence des mots ou des poings conduit l’impuissance ? Le goût de la langue ne découle pas d’une procédure disciplinaire, il naît de la fréquentation des langages, de la poésie, des langues étrangères, vivantes et mortes, nationales et régionales, des argots et des jargons de métiers, des autres façons de parler le français des Québécois et des Antillais, des Belges et des Africains. Bien parler n’est pas « parler comme il faut », c’est se faire comprendre, avoir les mots pour dire. Encore faudrait-il que les enseignants ne se sentent pas coupables de n’être que des reproducteurs des inégalités sociales.

Camus qui, dans L’Homme révolté, avait écrit : « La logique du révolté est de s’efforcer au langage clair pour ne pas épaissir le mensonge universel », précisa dans un essai sur un autre philosophe, Brice Parain : « Mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur de ce monde. Et justement la grande misère humaine qui a longtemps poursuivi Parain et qui lui a inspiré des accents si émouvants, c’est le mensonge. Sans savoir ou sans dire encore comment cela est possible, il sait que la grande tâche de l’homme est de ne pas servir le mensonge. » 

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