Une bonne part de l’opposition à l’avortement se fonde sur la prémisse suivant laquelle le fœtus est un être humain, une personne dès l’instant de sa conception. Je pense que la prémisse est fausse : un ovule qui vient d’être fertilisé, un ensemble de cellules qui vient d’être implanté ne sont pas plus une personne qu’un gland n’est un chêne. Mais je ne m’étendrai pas sur cette question, parce qu’il me semble du plus haut intérêt de nous demander ce qu’il se passe si, pour les besoins de l’argumentation, nous admettons la validité de la prémisse. Comment pouvons-nous en faire découler la conclusion selon laquelle l’avortement est moralement inacceptable ? Je crois que l’argumentation procède à peu près de la manière suivante. Toute personne a droit à la vie. Donc le fœtus a droit à la vie. Sans doute la mère a-t-elle le droit de décider ce qui doit advenir de et dans son propre corps. Tout le monde admettrait cela. Mais le droit à la vie d’une personne est certainement plus fort et plus urgent que le droit de la mère à décider ce qui doit advenir de et dans son corps, et il l’emporte donc sur ce dernier droit. Ainsi, le fœtus ne peut pas être tué ; nul avortement ne peut être pratiqué.

Personne n’est moralement obligé de compromettre gravement sa santé, ses autres intérêts et préoccupations, tous ses autres devoirs et engagements

Cela paraît plausible. Mais permettez-moi à présent de vous demander d’imaginer ceci. Vous vous réveillez un matin et vous vous trouvez dos à dos dans votre lit avec un violoniste inconscient. Un violoniste inconscient célèbre. On a diagnostiqué sur lui une maladie rénale fatale et la Société des amis de la musique (SAM) a exploité toutes les données médicales disponibles et a trouvé que vous êtes le seul à posséder le type sanguin adéquat pour le sauver. Ils vous ont donc kidnappé et, la nuit dernière, le système de drainage du violoniste a été relié au vôtre de manière à ce que vos reins puissent être utilisés pour extraire les poisons de son sang et du vôtre. Le directeur de l’hôpital s’adresse maintenant à vous en vous disant : « Écoutez, nous sommes désolés que la Société des amis de la musique vous ait fait cela – nous ne l’aurions jamais autorisé si nous avions été au courant. Mais maintenant c’est fait et le violoniste est branché sur vous. Vous débrancher reviendrait à le tuer. Mais ce n’est pas très grave, cela ne durera que neuf mois. Il sera alors guéri de sa maladie et l’on pourra le débrancher sans danger. » Peut-on moralement exiger de vous d’accepter cette situation ? Il ne fait pas de doute que ce serait extrêmement gentil, vraiment délicat de votre part. Mais devez-vous l’accepter ? Et si ce n’était pas neuf mois mais neuf ans ? Ou encore plus de temps ? Que se passerait-il si le directeur de l’hôpital disait : « Ce n’est pas de chance j’en conviens, mais vous devez à présent rester au lit avec le violoniste branché sur vous pour le reste de votre vie. Parce que vous ne devez pas oublier ceci. Toutes les personnes ont un droit à la vie, et les violonistes sont des personnes. Bien sûr, vous avez le droit de décider ce qu’il advient de et dans votre corps, mais le droit d’une personne à la vie l’emporte sur ce droit. Vous ne pourrez donc jamais être débranché. » J’imagine que vous considéreriez ce discours comme outrageant, ce qui suggère que quelque chose ne va vraiment pas dans l’argumentation en apparence plausible que j’ai mentionnée il y a un instant. Il en est de même pour la mère et l’enfant à naître. Sauf dans les cas où la personne à naître a le droit de l’exiger, et nous avons laissé ouverte la possibilité qu’il existe de tels cas, personne n’est moralement obligé de compromettre gravement sa santé, ses autres intérêts et préoccupations, tous ses autres devoirs et engagements, tout cela pendant neuf ans ou même neuf mois, dans le but de préserver la vie d’une autre personne. 

 

Extrait remanié de l’article « Une défense de l’avortement », trad. fr. de Bertrand Guillarme et Alexandre Jaunait, parue dans Raisons politiques, no 12, 2003/4

 

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