Quelle est votre réaction face à la décision de la Cour suprême américaine ?

Il est évident qu’il s’agit d’un recul historique dramatique pour les droits des femmes et pour leur liberté à disposer de leur corps. Les conséquences sur les Américaines vont être drastiques et immédiates, puisque l’on sait que treize États américains ont d’ores et déjà une législation toute prête et qu’au total ce sont 26 États qui vont très probablement interdire l’avortement. Près de la moitié des Américaines n’y auront plus du tout accès, même s’il faut rappeler que, dans ce pays, cet accès était déjà très inégal et que le nombre de cliniques diminuait depuis plusieurs années. En conséquence, comme l’a dit le journal médical The Lancet, « des femmes vont mourir ». Lorsque les femmes souhaitent interrompre leur grossesse, elles mettent tout en œuvre pour cela, que ce soit légal ou non. Au niveau international, une IVG sur deux est réalisée dans des conditions non sécurisées qui mettent en danger la vie des femmes ! Et aux États-Unis, cela ne fera qu’augmenter.

Le deuxième élément, c’est la portée symbolique de cette décision. Quand l’une des premières démocraties du monde abroge le droit à l’avortement, cela renforce le camp conservateur, et on risque un véritable effet domino. Notamment au sein de la Commission de la condition de la femme à l’ONU. Chaque année, les États se retrouvent pour discuter des droits des femmes. Cette commission débat sur des textes et sur des formulations très précises. Une coalition de pays comme l’Arabie saoudite, le Vatican, la Russie et le Brésil font bloc pour bafouer les droits des femmes. Sous la présidence de Trump, les États-Unis étaient de leur côté. Ils ont, par exemple, signé en 2020 une déclaration commune pour que l’IVG relève de la souveraineté nationale.

« La reconnaissance du droit des femmes à être maîtresses de leur vie est un droit humain fondamental, inaliénable, universel. C’est très important de le rappeler »

Enfin, on peut craindre également que les conservateurs ne s’arrêtent pas là. D’autres droits fondamentaux risquent d’être bafoués, parmi eux le mariage pour tous, ou encore l’accès à la contraception. En Louisiane, on est déjà en train de criminaliser l’envoi par courrier de pilules abortives, auquel recourent souvent les associations féministes.

Qu’entend-on par « avortement » ? Y a-t-il des distinctions en fonction des pays ?

L’avortement est régi par des textes internationaux, en particulier la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes et la Déclaration de Pékin, qui ont institué au niveau mondial la reconnaissance du droit des femmes à être maîtresses de leur vie. C’est un droit humain fondamental, inaliénable, universel. C’est très important de le rappeler.

Au niveau international, le droit des femmes est-il en progression ou en régression ?

Si l’on prend le droit à l’IVG, il y a tout de même eu plusieurs avancées. Ces cinq dernières années, certains pays ont autorisé l’avortement : je pense à l’Argentine, à l’Irlande, à la Nouvelle-Zélande et, dans une moindre mesure, au Mexique. Il y a aussi eu des améliorations de l’accès à ce droit, comme en France où le délai de recours à l’avortement vient d’être allongé de 12 à 14 semaines.

Mais la situation au niveau international n’est pas bonne. Seuls 72 États autorisent l’avortement, donc bien moins de la moitié ; 26 États l’interdisent complètement, et une quarantaine ne l’autorisent qu’en cas de risque pour la vie de la femme. En Amérique latine, plusieurs États comme le Honduras, le Salvador ou le Nicaragua vont jusqu’à criminaliser l’IVG, et les femmes peuvent passer des années en prison pour avoir tenté d’avorter ou simplement fait une fausse couche !

La crise sanitaire a également entraîné de nombreux reculs ; l’avortement a été considéré comme non essentiel dans bien des pays. On a vu le cas de la Pologne, qui a fait passer sa loi anti-avortement en janvier 2021, mais il y a également la Slovaquie, qui a proposé une dizaine de projets de loi visant à restreindre l’accès à l’IVG. Partout, on observe des tentatives récurrentes pour réduire les droits des femmes.

« En Italie, l’avortement est légal, mais près de 80 % des médecins invoquent la clause de conscience pour refuser de le pratiquer »

D’une manière générale, on estime à environ 1,4 million le nombre de grossesses non désirées pendant la période, tout simplement parce que les services de planification ont été perturbés.

En plus de tout cela se pose la question de l’effectivité des lois. Si l’avortement est autorisé, il n’est en effet pas toujours facile d’accès. En Italie par exemple, l’avortement est légal, mais près de 80 % des médecins invoquent la clause de conscience pour refuser de le pratiquer. De fait, une majorité des femmes n’ont donc pas accès à l’avortement.

Les oppositions à l’avortement dans le monde sont-elles toujours d’ordre religieux ?

Elles correspondent en général à un certain système de valeurs, à une certaine vision du monde. Il y a une convergence de plus en plus marquée entre les mouvements anti-choix, anti-genre, anti-LGBT… Ils se retrouvent autour de valeurs communes de défense de la famille et d’une organisation patriarcale de la société. Et ces mouvements conservateurs sont généralement appuyés par des lobbies religieux très forts.

Quels sont les recours de la société civile ?

D’abord, la mobilisation des associations féministes est primordiale. Ce sont elles qui sont sur le terrain et qui envoient par exemple des pilules abortives par la poste ou aident les femmes à se déplacer. Mais pour que ces associations soient efficaces, il leur faut des financements. C’est là que la France et l’Union européenne ont un rôle à jouer. Il faut une réelle mobilisation internationale.

« De nombreux sites qui se font passer pour officiels communiquent par exemple de fausses informations sur l’IVG » 

Pour ce qui est du domaine privé, de nombreuses entreprises américaines se sont manifestées, en proposant de prendre en charge les frais d’avortement de leurs employées. Beaucoup d’autres entreprises se sont distinguées par un silence assourdissant. L’aide des entreprises serait bienvenue, mais il est possible qu’à terme cette aide elle-même soit considérée comme un délit. En tout cas, il est clair que les conservateurs peuvent aller encore plus loin.

Les avancées technologiques peuvent-elles avoir un impact sur la perception qu’on a de l’avortement ?

Internet et les réseaux peuvent avoir un effet très positif sur l’information, la prévention, la sensibilisation concernant l’IVG, mais elles sont également le terrain de jeu des conservateurs, en France notamment. De nombreux sites qui se font passer pour officiels communiquent par exemple de fausses informations sur l’IVG et proposent même parfois des numéros d’écoute où les interlocuteurs cherchent à convaincre les femmes de ne pas avorter. Depuis 2017, pour lutter contre cette désinformation, la loi reconnaît d’ailleurs un délit d’entrave numérique à l’IVG. L’importance de la technologie transparaît aussi dans l’appel des associations féministes à retirer des téléphones les applications de suivi des cycles menstruels, vu les usages qui pourraient être faits plus tard de ces données : par exemple, dénoncer des femmes utilisant ces applications, montrer que telle femme enceinte ne peut plus recourir à une IVG.

Que dire sur l’avortement en France ?

En 2020, 220 000 avortements ont été pratiqués en France, 70 % par voie médicamenteuse. La loi Veil votée en 1975 a ensuite été complétée par des dispositifs législatifs sous des gouvernements de gauche, en 1982, 2001, 2013-14, 2016-2017 : gratuité de l’IVG, suppression du délai de réflexion, délit d’entrave à l’IVG… autant de vraies avancées pour les femmes.

En mars 2022, la loi Albane Gaillot a été adoptée par le Parlement, qui prévoit notamment l’extension du droit à l’IVG de douze à quatorze semaines. La non-extension de ce délai faisait que jusqu’ici, chaque année, entre 3 000 et 5 000 femmes allaient se faire avorter à l’étranger, en Espagne et aux Pays-Bas, pour ces IVG tardives. La fermeture des frontières liée à la crise sanitaire a d’ailleurs contribué à mettre en lumière cette situation.

« Le basculement vers une autre majorité pourrait remettre en question la loi Veil. C’est un point d’alerte »

D’autres dispositions ont été votées, comme la possibilité pour les sages-femmes de pratiquer l’IVG instrumentale, le rappel auprès des pharmaciens que ne pas fournir de contraception est contraire au Code de la santé publique. Si la loi a été votée, le Haut Conseil à l’égalité rappelle justement qu’on attend toujours les décrets d’application. J’ajoute que les obstructions ont été très fortes de la part de certains républicains.

Ce droit pourrait-il être remis en question ? Et si oui, comment l’empêcher ?

Oui. Nous ne sommes pas à l’abri. Le basculement vers une autre majorité pourrait remettre en question la loi Veil. C’est un point d’alerte. Surtout dans une Assemblée où sont entrés 89 députés du RN, certains ayant déclaré que l’avortement était un « génocide de masse ». Les menaces sont là. Il faut donc pouvoir sanctuariser ce droit. C’est tout l’enjeu de la constitutionnalisation de l’IVG que défend à présent le groupe majoritaire Ensemble ! avec le soutien de la Nupes. Ce projet a d’abord été porté en 2018 par un avis du Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes, avant d’être repris par LFI puis par le PS.

« On parle beaucoup de diplomatie féministe. Il est temps de la mettre en œuvre »

L’évolution récente de la situation aux États-Unis doit nous pousser à offrir des garanties juridiques fortes pour les femmes, et la constitutionnalisation de ce droit est une solution. Mais il faut être vigilant sur le processus législatif qui sera choisi. Pour éviter la voie référendaire, il faudrait que le président de la République soit à l’origine du projet. Certes, 93 % des Français sont attachés au droit à l’avortement, c’est un consensus très fort. Mais passer par un référendum, ce serait risquer de voir les conservateurs profiter de cette fenêtre pour livrer bataille contre le droit à l’IVG. 

Que peut faire la France spécifiquement ?

Elle devrait agir pour inscrire ce droit dans la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, comme l’avait proposé M. Macron en janvier. Maintenant, il faut agir ! Ce serait une avancée qui soulignerait que le droit à l’avortement est une composante de l’État de droit. C’est ce qui fait défaut au sein de l’UE, et qui permet à certains États de restreindre les droits des femmes, dont l’IVG. La France doit porter une voix forte dans les instances internationales. On parle beaucoup de diplomatie féministe. Il est temps de la mettre en œuvre. De soutenir les associations féministes et de financer davantage les services de planification familiale.

Mais si nous entrons dans le détail du droit français, il y a la loi et son effectivité. On constate des disparités territoriales très fortes en raison des déserts médicaux et, surtout, de la fermeture de nombre de maternités. Cela pose la question de l’accès des femmes aux services de planification familiale, et aussi celle des moyens de l’hôpital public. L’allongement des délais pour prendre rendez-vous est également un frein, en lien avec le nombre insuffisant de médecins disponibles et de maternités. Quand on parle d’IVG, chaque jour compte. Il faut aussi proposer une éducation à la sexualité plus complète et enseigner la lutte contre les stéréotypes de genre à l’école. 

 

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO & LOU HÉLIOT

 

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