Cessez de vous mentir
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Dr Voorhees ! Je vous en prie, aidez-moi.
Elles venaient le trouver en proie au désespoir. Elles venaient le trouver à la nuit tombée, et elles venaient parfois sous un déguisement. Le lieu importait peu, en réalité. Vous l’auriez pensé, mais non. Aussi bien à Ann Arbor ou à Detroit que dans de petites bourgades comme St. Croix ou Muskegee Falls dans l’Ohio. Si la clinique était ouverte jusqu’à 18 heures, c’est à ce moment-là qu’elles venaient. Une fois que les manifestants étaient rentrés chez eux. Parfois, l’une d’elles attendait sur le parking. Elle était juste là… à attendre. La voiture de Gus était généralement la dernière à quitter le parking. Elle attendait à proximité. L’hiver, mains gantées pressées l’une contre l’autre, l’haleine un peu fumante.
Bonjour ? Oui ? Vous vouliez me parler ?… mais elle battait aussitôt en retraite. Avant qu’il ait pu voir son visage, elle s’était enfuie, prise de panique.
Docteur Voorhees ? C’est bien vous ? Je vous en prie… aidez-moi…
Quel péché, quelle punition, quelle honte et quel tourment, dévorants comme les feux de l’enfer
Elle était jeune, très jeune. Seize ou quatorze ans, peut-être. Ou bien elle avait une vingtaine d’années. Déjà mère, le visage marqué par la fatigue. Ou bien elle était plus âgée. Le visage lourd, la peur dans le regard. Le souffle court, respirant par la bouche, terrifiée de l’audace qui la poussait à s’adresser ainsi au médecin-avorteur-assassin. Chez toutes les femmes qui l’abordaient de cette façon, le désespoir de ceux qui se croient damnés. Qu’est-ce que je suis en train de faire, quelles seront les conséquences, quel péché, quelle punition, quelle honte et quel tourment, dévorants comme les feux de l’enfer.
Les premières fois, Gus Voorhees avait été surpris. Stupéfait de reconnaître dans l’une de ces femmes une manifestante qui, agenouillée sur le trottoir devant l’entrée de la clinique, psalmodiait depuis des mois en compagnie de ses camarades :
Cessez de vous mentir,
Aucun bébé ne choisit de mourir.
Fervents, exaspérants, répétés sans fin, semblait-il, infatigablement, ces mots que l’on n’entendait pas (mais que l’on imaginait) derrière les fenêtres fermées de la clinique.
Cessez de vous mentir,
Aucun bébé ne choisit de mourir.
L’une de ces femmes qui avaient brandi des pancartes dans la rue – des photos grossies de fœtus avortés, mutilés et sanglants ; des pancartes vilipendant le personnel de la clinique – ASSASSINS, TUEURS D’ENFANTS ; des pancartes implorant : NE TUEZ PAS VOTRE BÉBÉ, DIEU AIME VOTRE BÉBÉ.
Les gens qui venaient à la clinique devaient passer devant ces ardents chrétiens qui étaient censés respecter une distance d’au moins deux mètres, mais qui s’élançaient souvent en hurlant à l’arrivée d’une jeune fille ou d’une femme. Des jeunes filles et des femmes souhaitant des moyens contraceptifs. Des jeunes filles et des femmes souhaitant un rendez-vous pour un avortement. Des jeunes filles et des femmes venant pour un avortement et très effrayées.
Ne tuez pas votre bébé ! Dieu aime votre bébé ! Dieu VOUS aime !
La clinique proposait aux visiteurs des accompagnateurs bénévoles pour les aider à venir jusqu’à ses locaux. Ces accompagnateurs étaient parfois invectivés et bousculés par les manifestants les plus ardents.
Assassin ! Tueur d’enfants ! Vous pourrirez en enfer.
Ce n’était pas le désespoir de quelqu’un d’autre, mais le sien
En fin d’après-midi, les manifestants commençaient à se disperser. À la tombée du jour, ils étaient tous partis. Ils concentraient leur vigilance sur les heures de la journée. Et donc, au crépuscule, cette fille/femme qui attendait le Dr Voorhees derrière la clinique était seule. Pleine d’appréhension, d’indécision, de terreur, elle attendait l’abominable Voorhees qui était (ainsi qu’elle le savait) un suppôt du diable. Parce que maintenant elle était désespérée. Parce que maintenant c’était à elle que cela arrivait. Ce n’était pas le désespoir de quelqu’un d’autre, mais le sien. Elle rassemblait ses forces et son courage pour parler à cet homme tant décrié, tant détesté, et finissait par supplier comme une enfant : Je vous en prie… Je vous en prie aidez-moi et la réponse du médecin était compatissante, mais Il faut que vous veniez à la clinique pendant nos heures d’ouverture, que vous parliez avec l’infirmière d’accueil, je suis désolé, mais vous devez comprendre que je ne peux rien faire pour vous ce soir.
Et elle protestait Mais vous pourriez ! Vous pourriez, docteur Voorhees ! Je le sais.
Je regrette. Mais non.
Vous pourriez ! Vous pourriez !… Se refusant à croire que le diable en personne ne lui cède pas pour commettre cet énorme péché. Il n’y avait que cet homme à la voix lasse, Gus Voorhees, pour qui ses camarades chrétiens et elle avaient prié durant des mois bien que (supposaient-ils) la prière ne puisse plus rien pour lui, qui disait Voudriez-vous me donner votre nom ? Un numéro de téléphone où vous joindre ?
Non ! Non.
Désespérée, elle enfouissait son visage dans ses mains. Car elle ne pouvait lui révéler son nom, elle n’osait pas. Et elle ne pouvait courir le risque de donner un numéro de téléphone, car elle le partageait avec d’autres. Et finalement Voorhees se laissait fléchir, prenait pitié de cette jeune fille/femme aux abois, disait Revenez demain à la même heure. Quelqu’un vous recevra et vous examinera. Et puis nous irons plus loin, peut-être. En dehors des heures d’ouverture. Je serai là. Entendu ?
Un livre de martyrs américains © Philippe Rey, 2019, pour la traduction française de Claude Seban
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