Dans la tête des femmes pro-life
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Kansas City, Missouri. Tout a commencé un matin d’été. Melinda s’était levée à l’aube pour prier. Comme toute bonne missionnaire évangélique, cette quinquagénaire entretient une relation individuelle avec Dieu. Nul besoin d’intermédiaire pour communiquer avec lui : Dieu s’adresse à elle dans ses rêves et par le biais de visions. Parfois même, il murmure à son oreille, l’interrompant dans ses tâches quotidiennes. « Chaque fois que le Seigneur me parle, c’est important », assure-t-elle. Et ce matin-là, vers 6 heures, Dieu lui a parlé. « J’étais encore un peu endormie, mais la vision était très claire. J’ai vu Jésus, confortablement installé sur un trône, des bulles flottant au-dessus de sa tête. Il avait l’air de jouer avec, en les touchant du bout de son doigt. Dans chacune de ces bulles se trouvait un minuscule bébé. Jésus s’est tourné vers moi, a plongé son regard dans le mien et il m’a dit : “Choisis-en un.” » Puis, il aurait formulé une question pour le moins déroutante à cette mère de six enfants, déjà grand-mère : « Mindy, me prêterais-tu ton ventre ? » Pour cette croyante à la foi inébranlable, le message divin était très clair. « Il me demandait de sauver des embryons », traduit-elle avec un sourire franc, les yeux bleus encore brillants d’émotion des années plus tard.
Dans l’esprit des pratiquants évangéliques, empêcher le développement de ces embryons équivaut à tuer des enfants
Aux États-Unis, on estime à plus d’un million le nombre d’embryons congelés et conservés dans les sous-sols des cliniques américaines. Il s’agit principalement d’œufs créés artificiellement par fécondation in vitro (FIV) pour des couples infertiles. Lorsqu’il estime sa famille complète, le couple doit décider du sort des embryons restants. Plusieurs options s’offrent à lui : il peut les garder indéfiniment dans une cuve d’azote pour plusieurs centaines de dollars par an, les faire détruire, les offrir à la science, ou bien les proposer à un autre couple ou à une femme célibataire. Or, dans la religion évangélique, selon les interprétations les plus récentes, la vie commence dès la conception. Par conséquent, dans l’esprit de ses pratiquants, empêcher le développement de ces embryons équivaut à tuer des enfants.
Prier Jésus, 24 heures sur 24
À Kansas City, dans l’État conservateur du Missouri, des femmes se sont donné pour mission de « sauver ces vies en suspens ». Chaque fois que le Seigneur leur en a fait la demande, par le biais d’une vision ou en réponse à l’une de leurs prières, elles ont pris rendez-vous dans une clinique de fertilité pour réaliser une FIV à partir d’un embryon conçu par des géniteurs qu’elles ne connaissaient pas. « Cette pratique ne fait pas l’unanimité au sein de notre communauté, certains chrétiens pro-life s’y opposent même », confesse Melinda, membre influente de l’International House of Prayer (IHOPKC) – une megachurch implantée dans le sud de Kansas City – quand nous la rencontrons en février 2020. Cette démarche s’inscrit pourtant à ses yeux dans la continuité d’un combat qu’elle mène avec détermination contre ce qu’elle considère comme une abomination : le droit à l’avortement. « Nous ne sommes pas de ces [militants] pro-life qui agressent les pro-choix. Nous tenons autant à ces femmes qu’aux bébés, estime-t-elle. Ce que nous faisons, principalement, c’est prier. »
« La vision était très claire. J’ai vu Jésus, confortablement installé sur un trône »
Sur le bord de Red Bridge Road, une longue route qui traverse plusieurs quartiers résidentiels du sud de la ville, se dresse l’International House of Prayer. Ce lieu de culte, qui compte plusieurs milliers de pratiquants, a élu domicile dans un ancien hypermarché. Rien ne laisse deviner sa fonction antérieure, mis à part la forme du bâtiment, un gigantesque rectangle gris. Sur sa façade, une enseigne blanche indique qu’entre ces murs on « glorifie Jésus, 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, depuis 1999 ». L’enseigne est à prendre au pied de la lettre : dans la grande salle de prière, les membres de la communauté se relaient sur une scène, sans interruption depuis vingt ans, pour chanter à la gloire de Dieu. Jamais les prières ou les chants n’ont cessé, de jour comme de nuit. Pas même une minute, pas même un instant. Pour les adeptes dispersés aux quatre coins du monde ou pour les locaux qui veulent continuer de prier en collectivité une fois rentrés chez eux, une captation est retransmise en direct sur une page Internet. C’est en se connectant à ce webstream, un vendredi soir de la fin de l’été 2009, confortablement installés dans leur canapé, que Melinda et son mari, Denny, ont compris qu’ils devaient faire de leur vie un combat contre l’avortement.
À l’époque, le couple réside encore dans le Michigan. Tous deux diacres dans une Église, ils estiment que cette dernière n’a pas assez d’ambition spirituelle. Chaque fin de semaine, pour combler leur manque, ils se connectent au site d’IHOPKC. Ce soir-là, le service religieux aborde deux thèmes simultanément : l’adoption et l’avortement. Jamais, au sein de leur propre communauté de croyants, ces sujets n’avaient été mis en parallèle. À la fin du service, le couple est convaincu : il est urgent d’interdire à nouveau l’avortement aux États-Unis et l’adoption est une solution pour les femmes ne pouvant subvenir aux besoins de leurs enfants.
Melinda se lance alors dans un projet de pétition, The Moral Outcry. Adressée à la Cour suprême, elle vise à récolter un million de signatures pour réclamer le renversement de Roe v. Wade, la décision à l’origine de la décriminalisation de l’avortement aux États-Unis, en 1973. En parallèle, Melinda et Denny contactent une agence d’adoption classique. En l’espace de six mois, ils accueillent trois nouvelles-nées. Chaque fois, ils parviennent à assister à la naissance.
Bien que très marginale et assez peu connue, l’adoption d’embryons n’a rien de nouveau aux États-Unis
Le couple, convaincu de faire le bien, veut encourager ses pairs à suivre sa voie. Il quitte son église et part prêcher la bonne parole, tous les week-ends, dans différents lieux de culte de la région. En 2015, Melinda, Denny et leurs trois dernières posent leurs bagages à Kansas City pour se rapprocher d’IHOPKC qu’ils ne connaissaient jusqu’alors qu’à travers l’écran d’un ordinateur. La salle de prière, cœur battant de cette communauté évangélique, devient pour eux un lieu du quotidien. Ils sentent leur connexion à Dieu s’y renforcer jour après jour. Et c’est précisément dans cette pièce, ce matin d’été 2016, alors qu’elle était sur scène au milieu des instruments de musique et qu’elle menait une prière pour la collectivité, que Melinda a entendu Jésus lui parler.
Bien que très marginale et assez peu connue, l’adoption d’embryons n’a rien de nouveau aux États-Unis. En 1997, Nightlight Christian Adoptions, une agence d’adoption d’obédience évangélique, lançait le tout premier programme spécialisé. Baptisé « Snowflake [flocon, en français] Embryo Adoption Program », il tire son nom du fait que les embryons sont gelés, uniques et fragiles, comme des flocons de neige. Au début des années 2000, le président George W. Bush, convaincu par ailleurs d’avoir été élu sous l’influence de la volonté divine, participait à la promotion du programme en se présentant, à l’occasion d’une conférence de presse, entouré d’une vingtaine d’enfants « snowflake ». En vingt-cinq ans, 900 « bébés-flocons » sont nés par le biais de l’agence : pas vraiment de quoi déclencher une tempête. Mais il existe d’autres manières aux États-Unis d’adopter un embryon sans avoir à passer par une agence. Les prétendants peuvent créer leur profil sur un site spécialisé et attendre de « matcher » avec des donneurs, ou bien contacter directement une clinique de fertilité.
C’est grâce à la publication d’un contact sur Facebook que Melinda découvre la possibilité d’adopter un embryon. La personne en question lui recommande une clinique particulière, en Californie. « J’étais la vingt-deuxième femme qu’elle envoyait là-bas. Nous sommes toutes tombées enceintes », confie Melinda. En 2017, elle est alors âgée de 49 ans et déjà ménopausée lorsque la clinique transfère un premier œuf dans son utérus. Pourtant, il s’implante. Gideon Wilberforce naît en 2018 sans difficulté.
Un rapport ambigu à la science
Février 2020. Il est à peine 9 heures. Le salon de Melinda, couleur crème du sol au plafond, est déjà investi par une grappe d’enfants. Gideon, 2 ans, s’amuse à rebondir contre les deux canapés blancs. Ses gènes écossais hérités de l’ADN maternel ressortent dans sa tignasse cuivrée. On pourrait imaginer que ses yeux, d’un brun profond, sont ceux de son géniteur, un Indien d’Amérique. Le garçonnet porte un T-shirt noir sur lequel est inscrit « Babies’ lives matter ». Lily, un peu plus âgée et beaucoup plus timide, l’observe, encore agrippée à la jupe de sa mère d’une main, et à son Jésus en peluche de l’autre.
« Je ne cherche pas à promouvoir la FIV, je réponds simplement à la crise actuelle »
Des voix de femmes résonnent depuis la cuisine. Animée par sa passion pour les choses de la maternité, Melinda a organisé une matinée open house, sorte de réunion Tupperware© pour mères évangéliques. Elles partagent leurs impressions de parent autour d’un plat de gaufres décongelées. Elisa, sage-femme de 40 ans, porte sa fille de 10 mois dans ses bras. Legacy a les mêmes yeux en amande que sa mère. Elles n’ont pourtant pas les mêmes gènes : Elisa vient du Honduras, tandis que Legacy est génétiquement d’origine vietnamienne. Comme son amie, Elisa considère avoir répondu à une demande divine en adoptant Legacy au stade de l’embryon. « J’étais dans ma voiture quand Dieu a prononcé cette phrase très distinctement : “Elisa, que vas-tu faire au sujet de ces embryons ?” J’avais entendu parler de l’histoire de Mindy, j’ai tout de suite compris ce qu’il voulait dire. »
La nuit, Elisa se met à rêver d’une petite fille juive. Pour s’assurer qu’elle ne fait pas fausse route, elle interroge ses quatre enfants biologiques. Eux aussi pensent à « un bébé juif ». Alors, lorsque la clinique lui demande : « Quel genre de bébé recherchez-vous ? » Elisa n’hésite pas une seconde : « J’ai demandé un bébé juif. » Un seul profil répondant à ce critère était alors disponible. S’ensuit un aller-retour en avion à Los Angeles, pour 150 dollars. « J’ai trouvé un vol pas cher, parce que c’était la volonté de Dieu », dit Elisa.
Bien que théoriquement contre la procréation médicalement assistée – qui entrave la volonté de Dieu au même titre que l’avortement – ces femmes, pour la plupart tout à fait fertiles, n’hésitent pas à y avoir recours elles-mêmes. Eunice, une missionnaire célibataire de 45 ans enceinte de quatre mois, s’arrange avec sa vision de la médecine reproductive. « Je ne cherche pas à promouvoir la FIV, je réponds simplement à la crise actuelle », affirme cette Américaine née en Corée du Sud. Issue d’un milieu défavorisé, Eunice est une ancienne communiste. À la fac, elle étudie la Révolution française, rêve d’un tournant similaire pour son pays. Mais son expérience au sein du parti la déçoit. Elle tombe dans la dépression, avorte trois fois avant d’immigrer aux États-Unis. « Je ne ressentais aucune culpabilité, j’imaginais que c’était juste un tas de cellules, précise-t-elle. Mais je me suis repentie en devenant chrétienne. »
Le renversement de la loi aura-t-il un impact sur les centaines de milliers d’embryons plongés dans les cuves d’azote des cliniques des États conservateurs ?
Son statut de mère célibataire n’est certes pas idéal selon ses critères évangéliques, mais tant pis. Eunice fait une exception pour son propre cas et pour celui des couples homosexuels. « C’est toujours mieux que d’empêcher ces enfants de vivre », estime-t-elle. L’enfant qu’elle porte n’est d’ailleurs pas issu de la FIV d’un couple infertile, il a été fabriqué pour l’occasion, à partir de donneurs de gamètes. « Je ne le savais pas au départ, se défend-elle. Je ne voulais pas soutenir une clinique qui fabriquait des embryons à partir de spermatozoïdes et d’ovocytes, mais, finalement, ils ont un ADN complet d’être humain. Ce sont des vies comme les autres. Ces bébés ne devraient pas payer les conséquences des mauvais choix faits par une clinique. À la fin, Dieu jugera. » Melinda croit, quant à elle, que la foi n’est pas incompatible avec la science : « Tout le monde pense que l’avortement tient à la question du droit des femmes à disposer de leur corps, mais cela n’a rien à voir. Scientifiquement, il ne s’agit pas de leur corps, mais d’un ADN tout à fait différent du leur. »
The Moral Outcry avait atteint un peu plus de la moitié de son objectif, soit 548 000 signatures, lorsque la Cour suprême des États-Unis a officialisé l’annulation de l’arrêt Roe v. Wade, le 24 juin 2022, dans l’affaire Dobbs v. Jackson Women’s Health organization, statuant que la Constitution ne confère pas le droit à l’avortement et qu’il revient à chaque État de légiférer en fonction de ses valeurs. Le Missouri est devenu le premier État à interdire l’avortement à la suite de cette décision. Dans les faits, à cause d’un certain nombre de restrictions qui avaient été mises en place depuis plusieurs années, il était devenu de plus en plus difficile d’accéder à l’IVG dans cet État républicain du Midwest. Une seule clinique, le Planning familial de Saint-Louis, proposait encore ce type d’interventions. Ainsi, selon le Guttmacher Institute, 170 femmes ont avorté dans le Missouri en 2020, contre 4 710 en 2017.
Lorsque la décision est tombée, Melinda et les membres de sa communauté priaient ensemble dans les locaux d’IHOPKC. « C’était totalement irréel », résume-t-elle, par message.
Le renversement de la loi aura-t-il un impact sur les centaines de milliers d’embryons plongés dans les cuves d’azote des cliniques des États conservateurs ? S’il est décidé que la vie commence dès la conception, les détruire pourrait devenir illégal. Les couples infertiles devront donc réfléchir à deux fois avant d’avoir recours à une FIV. C’est tout un équilibre de l’univers de la procréation assistée qui pourrait basculer.
« Il y a la loi et son effectivité »
Amandine Clavaud
Amandine Clavaud, directrice de l’Observatoire de l’égalité femmes-hommes à la Fondation Jean-Jaurès, brosse un panorama de la situation de l'accès à l'IVG.
[Gâchette]
Robert Solé
Treize États des États-Unis s’étaient dotés de « lois gâchettes » qui entreraient automatiquement en vigueur si la Cour suprême changeait de jurisprudence à propos de l’avortement.
Les femmes sacrifiées
Où en est le droit à l'avortement dans le monde ? Les cartographes Nepthys Zwer et Philippe Rekacewicz nous donnent les clés pour comprendre le poids des restrictions à l’IVG à l’échelle planétaire.